« À ta mort, ce sera à moi », la nouvelle bande dessinée de Zerocalcare est sortie au Luxembourg le 4 septembre. Le très populaire bédéiste italien, qui mêle intime et engagement politique dans ses œuvres, y parle de sa relation avec son père, faite de silences et d’attentes non réalisées.
Zerocalcare est le pseudo de Michele Rech. Né en 1983 à Arezzo (Toscane), d’un père italien et d’une mère d’origine française, il a grandi à Rome, dans le quartier Rebibbia, connu pour sa prison. Il a publié sa première bande dessinée en 2011. Il s’agit de « La prophétie du tatou », une BD dans laquelle il raconte ses aventures d’adolescent. L’auteur romain, plus que tout·e autre dessinateur·rice de sa génération, parvient à raconter spontanément sa vision du monde à travers ses expériences personnelles. Cette façon de se représenter a été de plus en plus appréciée par le public et la critique, à tel point qu’en 2019, il avait vendu plus d’un million d’exemplaires de ses bandes dessinées en Italie. Le succès international est venu plus tard, avec la sortie sur Netflix de deux séries animées : « À découper suivant les pointillés » en 2021 et « Ce monde ne m’aura pas » en 2023. L’une de ses bandes dessinées les plus connues et les plus vendues à l’étranger est « Kobane calling », dans laquelle il raconte son voyage au Kurdistan irakien aux côtés de l’Unité de protection du peuple (YPG).
Sur le plan narratif, l’enfant de Rebibbia parvient à raconter ses dilemmes intérieurs et les événements de sa vie quotidienne de manière linéaire, comme s’ils ne faisaient qu’un, dans une représentation continue qui alterne entre ses émotions et les événements extérieurs. Pour ce faire, il utilise abondamment la métaphore et l’allégorie. Il utilise par exemple le personnage d’un vautour perché sur ses épaules pour illustrer sa procrastination.
Zerocalcare a choisi ce nom par hasard. Alors qu’il créait un compte pour s’inscrire à un forum en ligne, la télévision diffusait en arrière-plan une publicité pour un produit anticalcaire. C’est ainsi qu’est né ce pseudonyme par lequel il livre une représentation caricaturale et ironique de lui-même. Les personnages des bandes dessinées de Zerocalcare sont à la fois des animaux anthropomorphes et des humains. À ses côtés, dans chacune de ses histoires, se trouve son fidèle ami le tatou, qui représente en quelque sorte sa conscience. Il y a aussi d’autres personnages qui existent dans la vie réelle de Zéro comme sa mère (qui ressemble à la poule dame Gertrude de « Robin des bois ») et son père (qui ressemble M. Ping, le père du panda Po dans « Kung-fu panda »). L’utilisation de personnages issus du monde des dessins animés et du monde animal est son trait caractéristique et nous montre également l’influence que la télévision a eue sur la génération née dans les années 1980 et 1990, au point d’influencer ses interactions sociales.
Dead Kennedys et « Twin Peaks »
Michele Rech est un auteur politiquement engagé. Depuis son adolescence, il s’intéresse à des questions sociales telles que l’immigration, la précarité dans le monde du travail ou encore la question du genre. Sa proximité avec les centres sociaux de son quartier est bien connue. Son adolescence est aussi marquée par la proximité avec le monde de la musique punk, et dès l’âge de 17 ans, il se rapproche du mouvement straight edge.
Dans ses bandes dessinées, la référence à la vie quotidienne de son quartier, analysée d’un point de vue très critique et presque jamais politiquement correct, constitue l’épine dorsale de ses histoires. En 2021, il a ainsi publié dans l’hebdomadaire « L’Espresso » une bande dessinée qui traite du système de santé italien, de moins en moins publique et de plus en plus privatisée, en mettant l’accent sur la situation dans les banlieues de Rome.
La référence à l’actualité italienne est toujours très présente. Cela pourrait renvoyer de lui l’image de quelqu’un d’un peu provincial, étant donné que, dans ses livres, il utilise des expressions en dialecte romain et qu’il parle lui-même avec un accent romain prononcé. En réalité, Zerocalcare suit avec grand intérêt les questions internationales (même celles qui sont très peu connues en Italie, comme la situation dans la région kurde du Rojava) et il témoigne de nombreuses références culturelles non-italiennes (du groupe punk Dead Kennedys aux séries télévisées telles que « Twin Peaks »).
L’auteur ne craint pas non plus d’exprimer ses opinions et d’être cohérent avec elles, et il l’a souvent fait avec courage. Il a ainsi décidé de ne pas participer à la dernière édition de « Lucca Comics & Games » (le premier salon de la bande dessinée, des jeux vidéos et des jeux de rôle en Europe), pour marquer son opposition au patronage que l’ambassade d’Israël en Italie avait accordé à l’événement. En Italie, comme dans de nombreux autres pays européens, la condamnation de l’occupation illégale qu’Israël exerce en Palestine et des actes de violence brutale perpétués par cet État est peu fréquente et peu d’intellectuels et d’artistes s’exposent de manière aussi évidente que lui.
Mais sa façon de s’exposer n’est jamais arrogante et c’est plutôt sur un ton ironique et doux-amer qu’il raconte les drames sociaux italiens, en donnant toujours à ses lecteurs·rices matière à réflexion. Cela est également vrai dans les séries Netflix, qui ont un caractère plus populaire et moins niche que les bandes dessinées, où les références à la culture politique italienne sont un peu plus fréquentes. Le même souci se vérifie dans les strips qu’il publie de temps en temps dans des hebdomadaires comme « Internazionale » ou des quotidiens comme « la Repubblica ». C’est aussi le cas dans la deuxième saison de la série Netflix, qui aborde la question de la précarité des professeur·es dans le monde scolaire à travers l’histoire de son amie Sara, et celle de l’accueil des migrant·es. Ses dilemmes sont presque toujours moraux, mais la réponse n’est jamais moralisatrice. Son but est de mettre en lumière tout ce qui est souvent traité de manière simpliste et hâtive par les médias italiens.
Des souvenirs et des questions
Dans sa dernière bande dessinée, parue chez l’éditeur français Cambourakis, Zerocalcare aborde le problème de sa relation avec son père. Son ami de confiance, le tatou, est toujours là pour analyser sa conscience, comme s’il était une sorte d’alter ego du protagoniste. Au cours d’un voyage qu’il effectue avec son père dans son village d’origine, il passe au crible cette relation à travers des souvenirs et des questions. Il le fait en analysant une relation basée en partie sur des silences et des attentes non réalisées. Comme dans toutes ses œuvres, l’auteur ne manque pas l’occasion d’aborder des thèmes socialement pertinents tels que la relation entre les hommes, qui consiste souvent en un désir de s’affirmer en tant que mâle alpha dans les relations avec les femmes (cela est évident lorsque le père remet en question la sexualité de son fils adolescent, s’inquiétant du fait qu’il ne s’intéresse pas assez aux filles). Une nouvelle fois, Zerocalcare remet en question la division nette entre le rôle des hommes et des femmes, soulignant également la différence de vision de la sexualité entre sa génération et celle de son père. Une personne née au début des années 1980 ne partage pas nécessairement la vision stéréotypée des genres dont la culture italienne est malheureusement encore largement imprégnée.
Michele Rech est un auteur non-conventionnel et plein d’autodérision qui a réussi deux choses : donner au public la possibilité de s’identifier à ses vicissitudes personnelles en normalisant certains états d’âme comme l’angoisse et la tendance à se sentir inadéquat, et dénoncer les problèmes sociaux et politiques en donnant un point de vue qui n’est jamais banal.