En amont de l’Assemblée générale des Nations unies, réunie à New York du 23 du 27 septembre, les États membres de l’ONU ont adopté un « Pacte pour l’avenir », qui a pour vocation de relancer le multilatéralisme. À cette occasion, Oxfam publie « Le multilatéralisme à l’ère de l’oligarchie mondiale », un rapport illustrant comment les ultrariches et les multinationales sapent la coopération internationale.
Souvent malmené par le passé, le système multilatéral mis en place au lendemain de la Seconde Guerre mondiale paraît aujourd’hui en lambeaux. De l’invasion américaine de l’Irak en 2003 à celle de l’Ukraine par la Russie de Poutine en 2022, la loi du plus fort prime sur le droit international. La pandémie de covid-19 a cruellement illustré l’égoïsme des riches pays du Nord envers ceux du Sud. Les attaques contre la coopération internationale se multiplient dans un « monde qui a perdu le nord », selon les mots d’Antonio Guterres, le secrétaire général de l’ONU.
Pour tenter de donner un nouveau souffle au multilatéralisme, les Nations unies ont adopté, le 22 septembre, un « Pacte pour l’avenir », en amont de l’Assemblée générale annuelle de l’institution. Listant 56 « actions », ce pacte doit « préserver le multilatéralisme des affres de l’échec », espère Antonio Guterres. Le texte a été approuvé par consensus des 193 États membres, malgré l’opposition initiale de pays comme la Russie et l’Iran, qui exigeaient qu’il y soit ajouté des éléments interdisant l’intervention de l’ONU dans les affaires intérieures des pays. Cette réticence témoigne des rivalités croissantes entre grandes puissances, chacune privilégiant ses propres intérêts, alors que l’humanité fait face à de gigantesques menaces communes.
Le multilatéralisme ne parvient « pas à répondre de manière adéquate aux défis mondiaux critiques, notamment la crise climatique et la persistance de la pauvreté et des inégalités », constate Oxfam, dans une étude publiée le jour de l’ouverture de la 79e Assemblée générale de l’ONU. Les inégalités économiques sont responsables de ce naufrage, au même titre que la géopolitique, selon l’ONG internationale. Dans ce document, intitulé « Le multilatéralisme à l’ère de l’oligarchie mondiale », Oxfam déplore l’augmentation des inégalités, qu’elle dénonce par des chiffres percutants : les 1 % les plus riches possèdent plus de richesses que les 95 % les plus pauvres de la population mondiale réuni·es ; les pays du Sud ne possèdent que 31 % de la richesse mondiale, alors qu’ils abritent 79 % de la population mondiale ; deux sociétés contrôlent 40 % du marché mondial des semences, etc.
Façonner les règles internationales
« L’immense concentration des richesses, due en grande partie à l’augmentation du pouvoir des entreprises monopolistiques, a permis aux grandes entreprises et aux ultrariches qui les contrôlent d’utiliser leurs vastes ressources pour façonner les règles mondiales en leur faveur, souvent au détriment de tous les autres », accuse Oxfam. « Soutenues par les pays riches, les grandes fortunes et les entreprises qu’elles contrôlent » entravent « les efforts internationaux visant à créer une société plus équitable, en particulier ceux menés par les pays du Sud », poursuit l’ONG.
Pour étayer son propos, le rapport détaille « trois exemples récents d’inégalités extrêmes », où la société civile et des responsables politiques du Sud proposent des solutions pour les réduire. Le premier montre comment les multinationales sabordent la coopération fiscale internationale. Le deuxième met l’accent sur le rôle joué par les géants du secteur pharmaceutique pour protéger leurs brevets sur les vaccins, au détriment de la santé publique. Enfin, l’ONG montre comment les banques et fonds d’investissement s’enrichissent en aggravant les dettes souveraines, dont le remboursement grève les budgets publics. Parfois critiqué sur la méthodologie de ses rapports, Oxfam a pris soin de corroborer ses affirmations par des exemples concrets et des études réalisées par des établissements publics, des institutions internationales, des universités, mais aussi des banques comme UBS ou des multinationales comme Pfizer.
Sur la fiscalité, Oxfam rappelle comment les pays riches, qui hébergent la majorité des sièges de multinationales, ont orienté en leur faveur la réforme de la fiscalité internationale négociée en 2021 par 140 pays sous l’égide de l’OCDE. Les « nouvelles règles pour l’allocation des bénéfices ne produiront que de minuscules revenus supplémentaires pour les pays à faible revenu, de l’ordre de 0,026 % de leur PIB », avance le rapport. L’exclusion des services financiers de l’accord de l’OCDE est, aux yeux de l’ONG, un exemple de lobbying réussi par le secteur financier, essentiellement concentré dans les pays riches. Pour contrer cette inégalité, les nations du Sud ont lancé une initiative pour une révision de la fiscalité internationale négociée à l’ONU, où leur poids est plus considérable qu’à l’OCDE. Oxfam soutient ce projet, tout comme celui de Lula, le président brésilien, qui milite pour une taxation mondiale des milliardaires, alors que son pays préside actuellement le G20.
Naissance d’une « debtocratie »
Dans le domaine de la santé publique, la pandémie a crûment révélé le cynisme des pays riches, qui ont accaparé les vaccins dans un premier temps. Elle a montré l’avidité des grands groupes pharmaceutiques occidentaux, qui ont vendu leurs vaccins à prix fort aux pays du Sud. « Rien qu’en 2021, les sept plus grands fabricants ont généré un bénéfice net estimé à 50 milliards de dollars grâce à la vente des vaccins covid-19, ce qui s’est traduit par d’énormes versements à de riches actionnaires et par l’émergence de nouveaux milliardaires du secteur des vaccins », relève l’ONG. Cette situation est à l’origine d’une surmortalité de 1,3 million de personnes au niveau mondial, évalue Oxfam. L’ONG déplore l’hostilité des grands labos vis-à-vis du projet d’accord multilatéral « prometteur » de l’OMS, qui veut suspendre les brevets et transférer les technologies vaccinales quand la situation l’exige. Le rapport cite notamment le PDG de Pfizer, Albert Bourla, qui a qualifié cette idée de « dangereux non-sens ».
Enfin, sur la question des dettes souveraines, Oxfam braque là aussi le projecteur sur le fardeau porté par le Sud global : « Les pays à faible revenu consacrent près de 40 % de leur budget annuel au service de la dette, soit plus de 60 % de plus que ce qu’ils dépensent pour l’éducation, la santé et la protection sociale réunies. » Cette dette est aujourd’hui détenue à 50 % par le secteur financier privé, expose le rapport. Alors que de « puissantes compagnies » accroissent leurs investissements financiers dans le développement, cette situation conduit à l’émergence d’une véritable « debtocratie », affirme Oxfam. La concentration entre les mains d’acteurs privés, motivés par la recherche de profits à court terme, freine les efforts multilatéraux de restructuration des dettes et hypothèque le développement de nombreux pays.
Le rapport d’Oxfam souligne indubitablement le poids démesuré que la faillite du multilatéralisme fait peser sur les pays aux revenus les plus faibles. Il n’en alerte pas moins sur les conséquences néfastes des inégalités pour les populations du Nord, notamment sur la question des services publics, qui subissent de plein fouet les coupes budgétaires occasionnées par le manque de recettes.
Mais il n’y a pas de fatalité, veut croire l’ONG, car « des initiatives récentes, menées en grande partie par les pays du Sud, peuvent inverser le mouvement vers la domination d’une oligarchie mondiale, en remplaçant la division par la solidarité ». Pour Amitabh Behar, directeur exécutif d’Oxfam International, « un monde et un ordre international plus justes, où les entreprises paient leur juste part, où la santé publique mondiale est une priorité et où tous les pays peuvent investir dans leur propre population, profitent à tous. Ce n’est pas nouveau, et c’est depuis longtemps ce que les dirigeants, en particulier ceux des pays du Sud, appellent de leurs vœux ». Vœux jusqu’à présent demeurés pieux.