Série : Que reste-t-il de nos amours ? (11/16) : « Self-made-woman »

Depuis 1965, Marie-Laure Monti est établie comme coiffeuse au 27, rue d’Anvers. Paradigme de la lenteur dynamisante, elle sait que, pour bien soigner les cheveux, il faut d’abord oublier la hâte et apprendre à respirer.

Photos : Paulo Jorge Lobo

En 1955, j’étais apprentie comptable chez Léopold Lévy, mais je ne me sentais pas à ma place, même si j’aimais les défis. Une jeune cliente de l’hôtel Italia m’a suggéré de devenir coiffeuse, parce que c’était un métier où on pouvait apprendre plein de choses. J’ai l’ai dit à ma mère, qui m’a rétorqué : « Oh, non ! T’es folle ! » Mais c’était l’héritage de ma vie dans la montagne en Italie ! Je voulais soigner les personnes avec les plantes.

Avec beaucoup d’efforts, à 18 ans j’ai obtenu le diplôme d’ouvrière-coiffeuse. La matière plus importante pour moi était la chimie. Avenue de la Liberté, près de l’actuel salon ­Dessange, était installé un herboriste qui m’a beaucoup aidée. Je le consultais en cas de doute. Doucement, j’ai commencé à collectionner des plantes.

Tout marche quand vous réussissez à vous battre sans jamais céder. Le sens de mon discours a toujours été d’avancer sans rancune, pardonner et comprendre.

Je me suis présentée chez M. ­Piccini, qui était client de l’hôtel Italia et propriétaire du salon de coiffure que j’allais reprendre plus tard. Je lui ai demandé de commencer en tant qu’apprentie coiffeuse chez lui. Mais il n’avait pas de place et m’a recommandé à un collègue, M. Carmes, qui avait un salon au Limpertsberg. Or, la coiffeuse ne m’a pas acceptée et j’ai dû partir. M. Piccini m’a alors proposé à Mme Pariés, qui avait un salon à l’hôtel Alfa. J’y suis restée pendant presque deux ans.

Jamais céder

Pour des raisons politiques, Mme Pariés a commencé à me traiter avec mépris et je ne supportais pas ça. Je suis tombée malade. Après un séjour de deux mois en Italie, j’ai arrêté de travailler chez elle. Alors M. Piccini m’a prise chez lui.

Le jour de Noël de 1964, j’ai emménagé à cette adresse, et en juillet 1965, j’ai ouvert mon salon. J’ai tout de suite expliqué aux client-e-s que ma vision du métier était différente de ce à quoi ils et elles étaient ­habitué-e-s. Je recevais des dames de partout dans le pays. J’ai commencé à faire de la cure et les résultats ont été très positifs. Les voisin-e-s m’envoyaient des client-e-s. Ma clientèle était hétérogène : il y avait des fonctionnaires des institutions européennes et des jeunes mariées, dont je reçois aujourd’hui les petits-enfants. Il reste trois clientes de la première vague, dont une qui a 96 ans. La seule remarque que l’on me faisait parfois, c’était ma lenteur. J’avais du succès, mais parfois je continuais de subir des remarques racistes.

En 1967, j’ai rencontré Bob. Lorsque nous avons commencé à vivre ensemble, avant de nous marier, j’ai perdu de la clientèle. Chez moi, ce n’était pas comme à la pharmacie, je ne disais pas « Prenez dix gouttes, puis, quand c’est fini, revenez ». Je prenais mon temps. Je parlais, discutais avec les personnes, sans regarder qui attendait. Au début, je ne donnais pas de rendez-vous, ce que j’ai dû finalement faire.

Ma lenteur

Lorsque la Chambre des métiers a demandé aux commerçant-e-s qui serait d’accord pour ne pas travailler lundi, j’ai tout de suite répondu affirmativement.

À l’époque, le nom Emelem – qui depuis longtemps possède le label « Made in Luxembourg » – n’existait pas encore. Mon produit s’appelait « cure végétale ». Lorsque le shampoing a été reconnu, nous avons fait une fête pour remercier les client-e-s de leur confiance. Nous avons offert de l’eau, du jus, du vin et des gâteaux faits maison.

Des clientes m’ont remerciée de les avoir soutenues lorsqu’elles avaient des problèmes familiaux, voire subissaient des maltraitances conjugales, et de leur avoir restitué leur courage et leur amour-propre. Si c’était à refaire, je n’hésiterais pas. Je me réinstallerais ici, où sont les souvenirs de ma première jeunesse.

Mon avis sur les changements en cours ? Dans nos rues, il ne reste plus de repères de la capacité luxembourgeoise. Il faut prendre conscience des trésors gardés par les personnes qui ont donné leur vie pour la liberté. Je suis désabusée, parce qu’avec une ville si attirante et romantique, on se retrouve dans des cendres.

Trois questions à Marie-Laure Monti :

Des regrets ?
Le regret le plus profond, étant une self-made-woman, c’est qu’au Luxembourg on n’a pas saisi l’occasion d’aider les gens à soigner les rues pleines d’histoire, de soutenir les commerçant-e-s qui étaient en difficulté, auxquel-le-s on aurait dû faciliter la vie. Il n’y a plus de repères, ce qui fait prévoir un avenir stérile. Ceci s’applique aussi bien au quartier de la gare qu’au reste de la ville. Luxembourg – la ville des roses – méritait mieux. On dirait que les corsaires ont sévi dans ce petit joyau qu’était le Luxembourg !

Votre endroit préféré ?
Le bâtiment de la gare, la Banque et caisse d’épargne de l’État et le grand bâtiment d’en face, qui a vu naître la Ceca.

Un vœu pour le quartier de la gare ?
C’est plutôt une hallucination, que j’ai eue récemment, en marchant dans l’avenue de la Liberté. Je me suis dit que ce serait mieux de faire un lac, pour que les personnes fassent du ski nautique, sur la place de Paris et dans les avenues de la Gare et de la Liberté. Au moins, elles pourraient se défouler !


Le quartier de la gare raconté par ses habitant-e-s

Diversité ? Danger ? Gentrification ? Pluralité ? Paca Rimbau Hernández propose de parcourir l’histoire et la vie du quartier de la gare à travers des témoignages de personnes qui l’habitent, le bâtissent et parfois le subissent. Déjà en 1999 et en 2000, notre auteure avait tiré le portrait de ce quartier fascinant avec sa série « Que reste-t-il de nos amours ? » (à retrouver dans les archives du woxx). Presque vingt ans plus tard, sa nouvelle série témoigne des mutations urbaines et sociales qui façonnent ce lieu de passage et de vie des êtres humains et de leurs histoires.


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