Responsabilité des multinationales : Condamnation de Chiquita : des leçons pour le Luxembourg

En juin, un tribunal de Miami a condamné Chiquita Brands International à indemniser les familles de travailleurs colombiens assassinés par une milice d’extrême droite qu’elle avait financée. Cette décision est porteuse de leçons pour le Luxembourg en matière de protection des droits humains face aux abus des multinationales.

Les bananes Chiquita sont distribuées mondialement et sont largement disponibles dans les commerces luxembourgeois. La multinationale est régulièrement épinglée pour des violations graves des droits humains en Amérique latine. (© Santeri Viinamäki/Wiki Commons CC-BY-4.0)

Après 17 ans d’un combat judiciaire acharné, les familles de huit travailleurs colombiens ont obtenu gain de cause face au géant américain de l’agroalimentaire Chiquita Brands International pour sa responsabilité dans l’assassinat de leurs proches. La compagnie devra leur verser 38 millions de dollars. Entre 1997 et 2004, la multinationale avait financé à hauteur de 1,7 million de dollars les sinistres Autodéfenses unies de Colombie (AUC), un groupe paramilitaire d’extrême droite qui mettait ses escadrons de la mort au service de grandes compagnies et propriétaires terriens. Les faits incriminés se sont déroulés dans les régions bananières de la côte caraïbe de la Colombie. Les plaignant·es estiment que les fonds payés à la milice ont été utilisés pour commettre des crimes de guerre, comme des homicides, des enlèvements, des extorsions, des actes de torture et des disparitions forcées. Les victimes accusent aussi la société d’avoir aidé les AUC à transporter des armes et de la drogue.

Le procès qui s’est tenu en Floride fait partie d’une multitude de poursuites lancées contre Chiquita aux États-Unis. En 2007, la multinationale avait déjà versé 25 millions de dollars d’amende pénale, alors qu’elle était poursuivie par un tribunal fédéral pour son soutien aux AUC, classées comme organisation terroriste par Washington. Elle avait plaidé coupable, reconnaissant le financement des AUC sous le prétexte de protéger son personnel et ses installations en Colombie. Chiquita figure parmi les premiers producteurs et vendeurs de bananes au monde, un marché de 2,8 milliards de dollars annuels pour les seuls États-Unis. Les travailleurs et travailleuses des bananeraies ne perçoivent qu’une part insignifiante des profits tirés de ce commerce et sont, de surcroît, exposé·es aux pesticides toxiques dont sont aspergées les plantations.

Pour Agnieszka Fryszman, l’une des avocates des familles, ce jugement rendu au civil revêt un caractère historique : « Ce verdict est le premier dans lequel un jury américain a tenu une grande entreprise américaine pour coresponsable de graves violations des droits de l’homme dans un autre pays », a-t-elle déclaré. « Ce verdict envoie un message fort aux entreprises du monde entier : celles qui profitent des violations des droits humains ne demeureront pas impunies », a relevé Marco Simons, de l’ONG EarthRights International, qui a assisté les victimes depuis 2007. Dès le lendemain du jugement, Chiquita a annoncé faire appel, estimant que « ces allégations sont sans fondement juridique ».

Bien que l’affaire soit sans rapport avec le Luxembourg, ce jugement a retenu l’attention de Jean-Louis Zeien. L’ONG Fairtrade Luxembourg, qu’il préside, est forcément sensible à ce dossier, ne serait-ce que parce que cela concerne le commerce de la banane, un produit phare du commerce équitable au Luxembourg. Une banane sur trois consommée dans le pays est désormais labellisée Fairtrade, et le volume vendu chaque année gonfle depuis son introduction en 1999 (2.057 tonnes en 2023).

Renverser la charge de la preuve

(Photo : Ryan McGuire/Pixabay)

Également coordinateur de l’Initiative pour un devoir de vigilance, Jean-Louis Zeien estime que ce jugement coupe l’herbe sous le pied du patronat, qui est vent debout contre la directive européenne CSDD. Adoptée au printemps dernier, celle-ci obligera les multinationales à respecter les droits humains et l’environnement sur l’ensemble de leur chaîne de valeur. Selon le patronat, ce texte handicape les entreprises européennes par rapport à leurs concurrentes, qui n’y sont pas soumises. Mais « avec ce jugement, on voit que la réalité est tout autre : il n’est pas vrai que l’impunité des entreprises pourra continuer sur d’autres marchés comme celui des États-Unis », constate Jean-Louis Zeien.

L’adoption de la directive CSDD, fruit de tortueuses négociations, avait été saluée par les ONG européennes qui en avaient soutenu le principe. Mais toutes soulignent ses insuffisances. Au Luxembourg, les ONG regroupées au sein de l’Initiative pour un devoir de vigilance espèrent une transposition du texte en droit national allant « au-delà du consensus minimal que représente la directive », explique Jean-Louis Zeien. « Certains concepts de la directive ne sont pas alignés sur les normes internationales relatives aux entreprises et aux droits humains, et rien n’empêche les États membres d’introduire des dispositions plus strictes dans leur droit national », poursuit-il.

Pour préciser son propos, il cite le procès contre Chiquita : « Il y a un scandale dans cette procédure, c’est sa durée. Il a fallu 17 ans pour que justice soit rendue aux familles des victimes, c’était un long et douloureux parcours. Sur ce point, on peut faire mieux, s’il y a la volonté politique. » À ses yeux, il faut fournir aux victimes les armes juridiques leur permettant d’affronter la puissance des multinationales.

« Il faut relever à dix ans le délai de prescription pour l’introduction d’une action en responsabilité civile. Selon la directive, il doit être au moins de cinq ans, mais c’est souvent insuffisant pour les victimes, qui doivent s’organiser, réunir les preuves et trouver l’argent pour leur défense », déplore Jean-Louis Zeien. Lors des négociations sur la directive, le gouvernement luxembourgeois était favorable à un renversement de la charge de la preuve au profit des victimes. Mais ce principe n’a finalement pas été retenu dans le texte final. « Les règles traditionnelles sur la charge de la preuve constituent un obstacle majeur à la justice dans les affaires civiles. Le renversement de la charge de la preuve est nécessaire pour corriger le déséquilibre des pouvoirs entre les personnes affectées et les multinationales disposant de ressources juridiques quasi illimitées. Les mesures nationales de transposition devraient préciser qu’il incombe à l’entreprise défenderesse de clarifier son lien avec la violation et le préjudice et de prouver qu’elle a pris toutes les mesures appropriées », revendique Jean-Louis Zeien.

Notant que le patronat voit dans la directive CSDD un alourdissement de ses charges administratives, il plaide en faveur de leur allègement en faveur des victimes : « En plus d’autoriser les actions représentatives, le Luxembourg pourrait veiller à ce qu’elles aient accès à un mécanisme de recours collectif efficace. Les victimes pourraient être automatiquement admises à participer à une action collective, ce qui éviterait des procédures d’enregistrement longues et complexes. »

Autant de propositions sur lesquelles la société civile est déterminée à maintenir la pression sur le gouvernement et le parlement, afin qu’ils ne se contentent pas d’une transposition a minima de la directive.

Un lourd passif en Amérique latine

Avant 1989, Chiquita Brands International s’appelait United Fruit Company (UFCo). La société symbolise jusqu’à la caricature l’impérialisme américain au service de ses multinationales. Fondée en 1899, elle prend pied en Amérique latine et dans les Caraïbes dès le tout début du 20e siècle. Tout au long de son histoire, elle soutient des régimes et dictatures qui limitent ou empêchent la redistribution des terres à la petite paysannerie. Au Guatemala, l’UFCo a été directement impliquée, aux côtés de la CIA, dans le coup d’État contre le président Jacobo Árbenz, en 1954. Parmi les collaborateurs et dirigeants de la société figuraient John Foster Dulles, qui fut secrétaire d’État de 1953 à 1959, mais aussi son frère, Allen Dulles, patron de la CIA à la même époque. Les agissements de la multinationale sont à l’origine de l’expression « république bananière », inventée par l’écrivain O. Henry. En 1989, pour se départir de son image négative, l’UFCo s’est rebaptisée en Chiquita Brands International. Un changement de nom, mais pas de pratiques, comme le démontre l’affaire colombienne.


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