De crise sociale, le conflit sur la réforme des retraites en France est devenu crise politique et démocratique après le passage en force du gouvernement pour imposer son projet. Face à une contestation qui ne s’essouffle pas, Emmanuel Macron et son gouvernement adoptent la stratégie du chaos et de la violence pour tenter de discréditer le mouvement social.

Des militants de la CGT manifestent contre la réforme des retraites à Metz, le 28 mars, lors de la dixième journée de mobilisation nationale. (Photos : Fabien Grasser)
Des poubelles en feu dans les rues de Metz ! Ce mardi 28 mars, la manifestation contre la réforme des retraites a connu ses premiers incidents dans le chef-lieu mosellan, où quelque 8.000 personnes ont défilé lors de la dixième journée de mobilisation nationale depuis le 19 janvier (voir woxx online). Rien de bien méchant à vrai dire, les pompiers venant facilement à bout du sinistre, sans plus de dommage. Et quand quelque 300 jeunes réuni-es sous les bannières anarchistes et du Nouveau Parti anticapitaliste (NPA) improvisent, en fin de manifestation, un cortège sauvage dans les rues messines, cela se termine par un face-à-face où les policiers sont copieusement insultés mais restent à distance des manifestant-es. Qui finissent par se disperser d’eux-mêmes.
Ces scènes contrastent pour le moins avec les images des violences qui émaillent les manifestations, organisées quotidiennement et souvent spontanément partout en France, depuis que le gouvernement a choisi, le 16 mars, de passer en force sa réforme en actionnant le controversé article 49.3 de la Constitution. Visiblement, à Metz, préfet et commandement policier ont choisi la stratégie de l’apaisement et de la désescalade dans le maintien de l’ordre. La police est quasi invisible le long des parcours et les rares tensions sont traitées sans débordement. La brutalité n’est donc pas une fatalité, mais bien un choix.
Face à une contestation pacifique et encadrée par les huit principaux syndicats du pays, Emmanuel Macron renoue avec les dérives sécuritaires et liberticides mises en œuvre contre les Gilets jaunes. Il se pose en défenseur ultime de l’ordre républicain. Mais chaque jour qui passe, le président, sa première ministre et son gouvernement s’emploient à nourrir le brasier de la colère en multipliant mensonges, provocations et insultes contre le plus important mouvement social de ces dernières décennies. Le porte-parole du gouvernement, Olivier Véran, vient ainsi de promettre « d’autres réformes impopulaires mais nécessaires » à venir. Opposition de gauche et syndicats accusent le pouvoir de susciter la violence dans l’espoir de retourner l’opinion publique en sa faveur, de jouer le pourrissement du mouvement ou encore de parier sur un drame pour retirer sa réforme sans donner l’impression de céder sur le fond.
Les opposants sont une « foule haineuse »
« Le maintien de l’ordre est sorti du cadre de l’État de droit : des unités de police interviennent pour tabasser, matraquer, pour faire peur, faire mal aux manifestants, c’est clairement de l’ordre de la répression », soutient Laurent Bigot, interrogé par la web TV Le Média. Cet ancien haut fonctionnaire du corps préfectoral, puis diplomatique, documente les violences policières depuis les Gilets jaunes. Il incrimine directement le président de la République, notamment son intervention télévisée au journal de 13 heures, le 20 mars. Emmanuel Macron y a qualifié les opposant-es à sa réforme de « factieux » après les avoir traité-es de « foule haineuse » quelques jours plus tôt. Le projet de report de l’âge de départ à la retraite de 62 à 64 ans est pourtant rejeté par plus de deux tiers des Français-es. Un chiffre qui grimpe désormais à près de 95 % chez les actifs-ives. Cela fait beaucoup de « factieux ».
« La sémantique du président, quand il désigne les factions et les factieux, signifie que les gens dans la rue sont des ennemis. Et que fait-on d’un ennemi ? On l’élimine. Sauf qu’un manifestant n’est jamais un ennemi. La communication politique nous prépare à la légitimation de cette violence. On a basculé dans un État policier », tranche Laurent Bigot sur le plateau du Média.
Les images souvent choquantes des violences policières à Paris, Bordeaux ou Toulouse tournent en boucle sur les réseaux sociaux et dans certains médias – les grandes chaînes de télé se concentrant davantage sur les feux de poubelles. Ces images sont affligeantes pour les forces de l’ordre, montrant qu’elles agissent souvent en dehors de la légalité. Les violences ont atteint un niveau inédit le samedi 25 mars sur un tout autre sujet, celui de la construction contestée d’une mégabassine à Sainte-Soline, dans l’ouest du pays, où les gendarmes ont tiré plus de 4.000 grenades − une toutes les deux secondes – contre des manifestant-es, dont l’un se trouve aujourd’hui entre la vie et la mort. Parfois les violences touchent aussi les petites villes, très fortement mobilisées dans une suite logique du mouvement des Gilets jaunes, d’abord issu de la « France périphérique ». À Prades, fief méridional de l’ancien premier ministre Jean Castex, des familles défilant pacifiquement avec des enfants en bas âge ont ainsi été gazées par les gendarmes.
Les jeunes veulent défendre la démocratie
L’effet dissuasif de la répression n’est pas garanti et semble au contraire renforcer la colère, singulièrement au moment où les jeunes, sensibles au sujet de la réforme des retraites, entrent massivement dans le mouvement en manifestant et en bloquant les campus universitaires. Leur principal mot d’ordre est cependant la défense de la démocratie après le passage en force législatif. Des organisations comme la Ligue des droits de l’homme ou Amnesty International, la défenseure des droits ou encore le Conseil de l’Europe condamnent l’« usage disproportionné de la force ». Et dénoncent une atteinte à la liberté de réunion, l’une des pierres angulaires de toute démocratie. Mais le pouvoir n’en a cure et rejette la faute des violences sur les manifestants et sur La France insoumise (LFI), devenue la cible politique favorite d’un gouvernement qui ne dispose pas de majorité au Parlement. Rien que de très classique en somme, mais l’écran de fumée ne trompe pour l’instant personne : la majorité des Français-es rendent Emmanuel Macron responsable des violences, y compris celles, bien réelles, commises par des manifestant-es. S’ils n’y adhèrent pas nécessairement, les gens comprennent la colère.
L’exaspération est d’autant plus grande que la communication gouvernementale plonge les Français-es dans un univers orwellien. Chaque parole, chaque phrase proférée par le président et son camp pour défendre la réforme est une inversion de la réalité. Il en va ainsi de la nécessité de sauver le régime de retraites de la faillite, contredite par le Conseil d’orientation des retraites (COR), un organisme pourtant rattaché à Matignon. Il en est de même des mesures de justice sociale censément portées par le texte : la promesse d’une retraite minimum de 1.200 euros pour tous s’est évaporée, les mesures en faveur des femmes creuseront en réalité les inégalités, etc. « Le dialogue et la concertation sans précédent avec les partenaires sociaux » brandis par Élisabeth Borne n’ont jamais existé, le gouvernement ayant rompu le contact avec les syndicats le 10 janvier.
Les ministres ont quelquefois reconnu leur duplicité, ce qui ne les empêche pas de camper sur leurs positions, répétant en boucle les mêmes mensonges qu’ils viennent parfois d’avouer… Les vérités alternatives comme stade ultime du « en même temps » macronien.
« Tout ça va mal finir ! », prédit Laurent Bigot, l’ancien haut fonctionnaire déjà cité. L’avertissement est martelé depuis des semaines par les leaders syndicaux qui craignent ne plus tenir leurs troupes, de plus en plus remontées face à un pouvoir insensible au mouvement social et populaire auquel il dénie toute légitimité démocratique. « La colère est immense », ont prévenu en chœur les patrons de la CFDT, Laurent Berger, et de la CGT, Philippe Martinez. Ces derniers jours ont vu la base se radicaliser, reprochant à ses dirigeants un manque de fermeté.
La base syndicale se radicalise
« La suite dépendra de la réaction du gouvernement », nous assurait Dimitri Norsa, le secrétaire général de la CGT Moselle, à l’issue de la première manifestation messine, le 19 janvier dernier. « S’il ne bouge pas, ça risque de se tendre », avait ajouté le syndicaliste. La prédiction s’est avérée juste, et bien des Français-es ont aujourd’hui le sentiment d’un pays dans l’impasse, sinon au bord du précipice, en raison de l’obstination irresponsable du président. Celui-ci reste impassible face aux appels de tous bords, l’exhortant à apaiser une situation mettant en péril la paix civile.
Ce 28 mars, à l’issue de la dernière journée de mobilisation, Élisabeth Borne a finalement invité les syndicats au dialogue. L’intersyndicale a accepté. Mais dès le lendemain, des ministres ont prévenu qu’il sera hors de question de discuter du report à 64 ans, la mesure d’âge dont le retrait est pour les syndicats une condition sine qua non à la reprise des discussions. Le dialogue de sourds promet de se poursuivre, et le coup semble plus tenir de la manœuvre tactique de la part du gouvernement que d’une volonté sincère de chercher un compromis.
L’entêtement d’Emmanuel Macron relève pour les uns du caprice d’un enfant roi, pour d’autres d’une volonté idéologique d’imposer un agenda néolibéral anachronique. L’un n’empêche pas l’autre, mais, incontestablement, il y a une forme de déni face à un pouvoir qui lui échappe. Ou de tentative de jouer son va-tout pour le conserver. Il a pour cela chargé sa première ministre de la mission impossible d’élargir sa majorité. Il envisage aussi de nouveaux artifices pour faire adopter des lois ou, de façon plus décomplexée, de gouverner sans passer par la loi.
En réalité, le président est isolé en son palais de l’Élysée, au sens propre et figuré. Il a annulé la visite du roi Charles III d’Angleterre, tout comme ses déplacements programmés dans l’Hexagone. Politiquement, il ne pourra plus compter sur Les Républicains, la droite traditionnelle qui a implosé pendant cet épisode de la réforme des retraites. Des fissures apparaissent dans son propre camp. Des députés grognent, et son turbulent allié Édouard Philippe, à la tête d’Horizons, prend lentement mais sûrement ses distances. Le maire du Havre et ancien premier ministre nourrit ses propres ambitions.
Isolé en son palais de l’Élysée
Par sa gestion maladroite et brutale de la réforme des retraites, le président s’est enfoncé lui-même dans l’impasse et a compromis la suite de son quinquennat. La réforme est inopportune par son absence de justification financière et par le moment choisi. Elle frappera en premier lieu les plus modestes et précaires et fait porter l’effort sur les seul-es salarié-es. Elle intervient dans un contexte inflationniste où se gavent sans scrupule les entreprises du CAC 40 et leurs actionnaires, renforçant encore l’image de « président des riches » que véhicule Emmanuel Macron. En 2022, les électeurs l’ont privé d’une grande partie de son pouvoir en refusant de lui accorder une majorité dans une Assemblée nationale fractionnée. En s’y accrochant obstinément, Emmanuel Macron prend le risque d’une explosion sociale aussi imprévisible que violente. Mais aussi de dérouler le tapis rouge au Rassemblement national de Marine Le Pen, à la faveur d’une dissolution de l’Assemblée nationale de plus en plus inéluctable.
Une dernière sortie pourrait être ménagée par le Conseil constitutionnel, auquel gouvernement et oppositions ont soumis le texte de la réforme. Les Sages rendront leur décision le 14 avril. Avant cela, les syndicats appellent à une nouvelle journée de mobilisation nationale le 6 avril, la onzième depuis janvier. En 1995, c’est à l’issue de la onzième journée de contestation que Jacques Chirac avait retiré sa propre réforme des retraites, prenant acte de son rejet massif par les Français-es. Mais l’on sait bien que si l’histoire bégaie parfois, elle ne repasse pas les plats.