Série : Que reste-t-il de nos amours ? (14/16) : Paulo et Paca : Le port de Luxembourg

Paulo Lobo (Baixa da Banheira, 1964) et Paca Rimbau (Grenade, 1957) se sont rencontrés grâce à l’exposition « Retour de Babel ». Depuis, leurs relations se sont étendues, que ce soit lors du Festival des migrations, du Flamenco Festival Esch, de Literatour, d’un bon concert ou d’une belle conversation. Cette série est leur dernier alibi, pour l’instant.

Photo : Paca Rimbau

Paca : Tu n’habites ni ne travailles à la gare, mais tu l’aimes…


Paulo : Oui, j’aime la gare de Luxembourg et tout ce qui l’entoure, avec tous les gens qui la traversent, qui l’habitent, qui y travaillent… En journée, c’est le seul endroit à Luxembourg où j’ai l’impression d’être dans une grande ville, urbaine, avec des gens et des petits commerces de tous les styles, avec une facilité de s’aborder les uns les autres. Je m’y sens bien. Et, comme je pratique la photographie de rue, c’est aussi l’endroit idéal. Il y a toujours de la vie et cela me fascine. Déjà, adolescent, le week-end je venais au cinéma dans ce quartier. Et toi, tu habites le quartier depuis quand ?

Paca : Le 2 novembre 1985, je suis arrivée en train. À l’office de tourisme, qui se trouvait à côté de l’actuel Delhaize, alors cinéma Eldorado, j’ai demandé la liste des hôtels. Le moins cher était l’hôtel Zurich, rue Joseph Junck. Voici donc que ma première nuit et mon premier matin luxembourgeois, je les ai vécus dans le quartier de la gare. On dirait de la prédestination ! Ici je me sens chez moi.


Paulo : Et il y a une vie après le travail ! Les autres quartiers, après 18h, sont presque morts, mais ici il y a encore des gens, de l’activité. Tu peux t’oublier toi-même en te perdant dans les rues et les cafés de la gare. On ne gêne personne, sans pour autant être invisible. On peut, bien sûr, y retrouver des expressions de vie qui ne sont pas toujours les meilleures, surtout si l’on pense à la drogue, mais c’est pareil dans chaque quartier autour d’une gare. Ici on a – ou plutôt, on avait – le vrai visage de l’humanité, mélangé, populaire.

Paca : Tu parles au passé. Pourquoi ?


Paulo : Parce que je pense que c’est en train de changer. Les investissements faits dans ce quartier tendent à sa gentrification. On le voit de façon plus aiguë avec l’avancée des travaux du tram. J’ai l’impression qu’il s’agit d’une phase de transition, qu’une partie des commerçant-e-s et des habitant-e-s seront remplacé-e-s par une nouvelle catégorie de personnes qui pourront payer des loyers plus chers. On l’a vu à la place Wallis et plus récemment au fond de la rue de Strasbourg, où un Delhaize est apparu, avec aussi de nouveaux appartements. Et l’avenue de la Liberté, elle sera « embellie », cela dépend des goûts, on va investir beaucoup d’argent pour l’aménager, et c’est sûr que les loyers augmenteront. Des gens qui sont là n’arriveront plus à tenir le coup, ne pourront pas payer les nouveaux loyers et devront partir.

Une phase de transition

Photo : Paulo Lobo

Paca : Que tu remarques cela même sans habiter le quartier me conforte dans mon opinion et à la fois m’attriste.


Paulo : C’est pareil dans le reste des villes en Europe. Il suffit de penser à Lisbonne, par exemple. Mais bon, la vie trouve toujours où mettre ses pieds. C’est un quartier très peuplé, notamment dans la rue de Strasbourg et celles à côté, comme la rue Joseph Junck, où les vieux bâtiments n’ont pas été démolis, avec une population aux moyens pas très élevés. Maintenant, il faut savoir combien de temps cela tiendra ou si cette population sera remplacée par une autre catégorie sociale. Idem pour la place de Paris, où de nouvelles personnes arrivent avec d’autres habitudes. Je suis curieux de voir quelle sera l’évolution.

Paca : Et, en même temps, nous deux, qui ne sommes pas d’origine luxembourgeoise, à notre arrivée, nous avons aussi entraîné des changements. On ne peut pas se nier soi-même ! 


Paulo : Et la gare a toujours été un lieu d’accueil de nouvelles personnes. D’abord, c’étaient les ouvriers et leurs familles, souvent étrangères, vers les années 1920. C’est dans la nature même de ce quartier, qui est le port de Luxembourg. Pour beaucoup, comme toi, c’est le premier contact avec le pays. Je pense que cela ne doit pas être facile pour les pouvoirs publics : soit ils investissent et cela entraîne des changements, soit ils ne font rien et on le leur reproche.

Paca : Mais les pouvoirs publics sont-ils en train d’investir dans la ville ou sont-ils en train de la vendre ? C’est un peu la polémique qui se tient au centre-ville avec le bâtiment de la Poste, par exemple. Ici, j’ai l’impression qu’avec l’attention ciblée vers les plus pauvres et marginaux, on est en train de détourner le regard des problèmes structurels.


Paulo : Et on a la mauvaise habitude de remplacer quelque chose qui était populaire par une autre chose sans âme, comme cela a été le cas du buffet de la gare. On verra ce que l’ancienne brasserie de l’hôtel Alfa deviendra !

Paca : Et en enlevant la personnalité aux lieux, aux « marques », on prive les personnes de la mémoire de leur histoire. À toi, Paulo, le mot de la fin.


Paulo : La vie toujours ! La vie, avec son énergie, ses mystères et ses surprises ! J’espère que la gare nous apportera encore beaucoup de bonnes choses, malgré tout.

Trois questions à 
Paulo et Paca :

Des regrets ?
Paulo : Que de superbes bâtiments aient été détruits. On aurait dû les entretenir et ensuite les réutiliser. Cela aurait valorisé le patrimoine de la gare.
Paca : Les cinémas, l’Économat, la Casa d’Italia, la brasserie de l’hôtel Alfa.

Votre endroit préféré ?
Paulo : La rue de Strasbourg, la rue Joseph Junck, les bâtiments en face 



de la gare, l’intérieur de la gare, 
la pizzeria Créole.
Paca : Chez Marie-Laure, l’hôtel Carlton, la rue de Strasbourg, la Pétrusse.

Un vœu pour le quartier de la gare ?
Paulo : Que le côté populaire et le vivre ensemble restent.
Paca : Qu’il reste un quartier authentiquement populaire.


Le quartier de la gare raconté par ses habitant-e-s

Diversité ? Danger ? Gentrification ? Pluralité ? Paca Rimbau Hernández propose de parcourir l’histoire et la vie du quartier de la gare à travers des témoignages de personnes qui l’habitent, le bâtissent et parfois le subissent. Déjà en 1999 et en 2000, notre auteure avait tiré le portrait de ce quartier fascinant avec sa série « Que reste-t-il de nos amours ? » (à retrouver dans les archives du woxx). Presque vingt ans plus tard, sa nouvelle série témoigne des mutations urbaines et sociales qui façonnent ce lieu de passage et de vie des êtres humains et de leurs histoires.


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