Sur la scène du Théâtre national, le Théâtre ouvert Luxembourg propose une adaptation du roman « Chanson douce » de Leïla Slimani. Une production particulièrement soignée que vient compléter une interprétation convaincante, dans une dénonciation des pressions qui s’exercent dans le monde d’aujourd’hui sur les femmes, qu’elles s’occupent de leurs propres enfants ou de ceux des autres.

Photos : Bohumil Kostohryz
Sale temps pour les productions théâtrales luxembourgeoises : la semaine dernière, on apprenait que tant « Chanson douce », dont il sera question ici, que « Juste la fin du monde », le spectacle du Centaure au Kinneksbond, devaient décaler leurs premières. C’est pourquoi le woxx n’a pu présenter sa critique dans son édition imprimée ; et pour finir, le Centaure a même dû jeter l’éponge et reporter à la saison prochaine…
« Chanson douce » a cependant pu être proposé au public, et c’est tant mieux. Il faut dire que, pour les lectrices et lecteurs du roman ou les spectatrices et spectateurs du film, la curiosité était grande quant à la pertinence de l’adaptation théâtrale du prix Goncourt 2016. On ne reviendra pas en détail sur l’histoire, au succès retentissant. Il suffira de préciser qu’on y voit une nourrice, engagée par un couple dont la femme veut reprendre sa carrière d’avocate, perdre pied peu à peu et glisser dans une folie finalement meurtrière. Un récit (très) cruel ancré dans la violence de la société actuelle – même sans guerre –, laquelle pèse de tout son poids pour annihiler les libertés légitimes dont nombre de femmes aimeraient pouvoir bénéficier.
La version pour la scène de Pauline Bayle ne peut évidemment pas en une heure et demie rendre la finesse de l’évolution du roman, mais elle apparaît beaucoup plus pertinente que l’adaptation filmée, décevante dans son absence de montée de la tension. Déjà, la volonté de Leïla Slimani de livrer dès le début la fin tragique y est respectée. Mais l’adaptatrice joue aussi avec la plasticité théâtrale pour ajouter du liant entre les scènes : ainsi, si un comédien et deux comédiennes se partagent le plateau, ce sont pas moins de neuf personnages qui sont interprétés. D’habiles transitions entre enfants et parents sont par conséquent présentées très rapidement, ce qui met l’audience dans le bain d’un récit où les rôles vont évoluer – d’autant que la fille est jouée par un homme et le garçon par une femme. Cette solution permet de pallier la brièveté d’une représentation théâtrale tout en développant la psychologie des personnages de façon moins abrupte. Un très bon point donc à cette adaptation intelligente et rythmée.
La mise en scène de Véronique Fauconnet (avec une scénographie signée Christoph Rasche) utilise toute la profondeur de la salle du TNL, afin de proposer une lecture à plusieurs niveaux symbolisée par un rideau transparent à mi-plateau. Rarement depuis l’ère covidienne aura-t-on vu une production du TOL faire aussi bon usage des possibilités de l’institution qui l’accueille, jouant de lumières avec beaucoup de brio et diffusant une musique d’ambiance qui entoure véritablement l’audience – quoique par moments les notes soient envahissantes, ce serait le seul bémol. En témoigne la mise en mouvements de Gianfranco Celestino, dont les pas dansés s’intègrent en douceur dans les déplacements bien huilés des actrices et de l’acteur. On appréciera particulièrement ce moment clé où, pour figurer l’apprentissage de la nage sans une seule goutte d’eau sur le plateau, on assiste à un joli temps suspendu de confiance entre deux êtres… avant le désastre (à voir dans notre seconde illustration).
Au soin apporté à la construction visuelle de la pièce répondent les performances du comédien et des comédiennes. D’abord celle de Colette Kieffer, qui passe de la tendresse à un zeste de violence pour aussitôt arborer un air contrit, qui raconte une histoire de manière haletante, qui danse sur la table ou s’effondre de douleur. Son interprétation de Louise, la nourrice, est en tout point captivante de retenue où s’engouffre de temps en temps, puis de plus en plus, la folie qui va faire d’elle une meurtrière. Ses partenaires, Katell Daunis et Mathieu Saccucci, sont également très justes tant dans leurs excès d’enfants que dans leur bonheur de parents d’une classe supérieure. La jeune comédienne, notamment, sait faire affleurer la fragilité d’une « career woman » que tourmente son rôle de mère modèle, mais pas au point de sanctionner à temps les dérives de celle à qui elle a délégué la gestion de ses enfants. Des interprétations tantôt ivres de joie tantôt glaçantes, pour un récit qui ne l’est pas moins, glaçant.
Avec son adaptation très habile, sa mise en scène totale et ses interprétations engagées, le « Chanson douce » du TOL au TNL est une vraie réussite, propre à effacer dans les mémoires une version cinématographique peu convaincante. Même si l’on connaît l’histoire, on aimera se plonger le temps d’une représentation dans les abîmes de la folie à laquelle les injonctions sur la maternité peuvent pousser.