Théâtre : Déesse en déroute


« Tiamat », la nouvelle pièce de l’auteur luxembourgeois Ian De Toffoli, fait le grand écart entre un café portugais, la place financière et l’Antiquité. Merveilleusement porté par Valéry Plancke, le texte séduit autant que la mise en scène.

(Photo : Bohumil Kostohryz)

La petite scène du Théâtre du Centaure semble le lieu idéal pour représenter une pièce qui se joue dans un bar, surtout s’il s’agit d’un monologue. Un monologue non déclamé, mais incarné, carrément vécu par l’acteur Valéry Plancke. Et pourtant, c’est l’histoire d’un homme qui entre dans un bar et qui se met à raconter sa vie, tout en commandant la fameuse dernière bière de la soirée.

Mais ce n’est pas n’importe quel homme – c’est un avocat d’affaires dont les vêtements et les milieux qu’il fréquente ne s’accordent pas du tout à l’endroit. C’est autre chose qui l’a attiré : l’enseigne, qui représente un lézard. Lui aussi, il a un lézard en tête, mais pas n’importe lequel. Il s’agit d’une des rares représentations de la déesse mésopotamienne Tiamat, qui selon la légende représente le chaos qui règne dans les eaux salées. Elle est la compagne d’Abzu, le dieu des eaux douces. De leur union sortent tous les dieux vénérés par cette civilisation ancienne, dont les vestiges disparaissent chaque jour un peu plus sous les coups portés par les fous d’Allah en Syrie et en Irak. Ce sont ces guerres modernes qui ont rendu accessible l’antique déesse à notre avocat. Et pour se l’approprier, il est prêt à aller très, voire trop loin.

« Tiamat » est avant tout une plongée dans le Luxembourg contemporain. Un pays hyperconnecté aux marchés mondiaux, doté d’une place financière dont un des atouts est la discrétion absolue, et qui possède donc plus d’une face cachée. Mais la pièce évoque aussi le cynisme des relations entretenues par le grand-duché avec ses voisins, la situation et le quotidien souvent ahurissants des frontaliers et la froideur de la classe riche par rapport aux pauvres qu’elle appauvrit encore. Bref, le personnage est un de ces riches dont Virginie Despentes disait dans une interview qu’« ils s’en foutent totalement » des autres classes. Car si l’avocat d’affaires sait très bien qu’il n’est pas dans un lieu qu’apprécieraient les siens, il n’en a cure – emmerder les précaires avec ses problèmes issus d’un autre monde semble au contraire l’exciter.

Le texte de Ian De Toffoli a pour qualité d’être compact, un peu à l’image de la statuette que le dramaturge a placée au centre de sa pièce. Dans sa note d’auteur, il écrit : « Mon intention était d’écrire un texte théâtral dont la force du verbe constitue toute l’action. Un texte également qui serait toute littérature, avec une phrase comme une véritable coulée, comme un déversement, notamment celui d’un métal qui sert à produire une sculpture. » Pari réussi pour ce fétichiste de la constriction textuelle.

Exercice réussi aussi de la part de l’acteur qui n’a pas uniquement appris par cœur le monologue, mais qui s’est littéralement coulé dans le moule créé par l’auteur, tenant le public en haleine tout en s’ouvrant à lui. Les décors créés par Laurence Villerot y sont aussi pour quelque chose : sobres et réalistes, mais laissant au comédien l’espace nécessaire pour se déployer et remplir l’espace.

« Tiamat » est une belle création originale du Théâtre du Centaure, qui donne envie d’en voir encore d’autres s’en prendre à notre petit grand-duché de façon créative.

Au Théâtre du Centaure, les 9, 10, 11, 14, 15, 16, 17 et 18 mars.

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