Pièce à grand succès de Suzie Miller, « Prima Facie » est mise en scène par Marja-Leena Junker depuis le jeudi 24 avril au Théâtre du Centaure. Céline Camara y incarne une avocate virtuose devenue victime du système judiciaire qu’elle défendait.

En interprétant Tessa Ensler, la comédienne Céline Camara a un peu retrouvé son ancienne vie de juriste. (© Bohumil KOSTOHRYZ)
En jouant dans la pièce « Prima Facie », la comédienne Céline Camara a un peu retrouvé de son ancienne vie en tant que juriste. Ce puissant monologue écrit par la dramaturge australo-britannique Suzie Miller, elle-même ancienne avocate, raconte l’histoire de Tessa, jeune femme issue d’un milieu ouvrier et devenue une avocate pénaliste talentueuse. Spécialisée dans la défense des hommes accusés d’agressions sexuelles ou de viols, elle remporte tous ses procès et se voit même proposer une place dans un cabinet prestigieux. Sa vie bascule lorsque, lors d’une soirée bien arrosée, James, un pénaliste de son cabinet, la viole. Tessa qui, derrière l’armure que formait sa robe d’avocat, avait l’habitude de maîtriser chaque phrase et chaque regard au sein des tribunaux, se retrouve alors dans la position de la victime balbutiante. Durant 782 jours, elle va se débattre dans un système judiciaire dont elle réalisera la profonde injustice qu’il perpétue.
Dans l’intimité du Théâtre du Centaure, la scénographie de Christian Klein est épurée. Trois hautes étagères en métal, où sont entreposés d’épais classeurs, jouent tour à tour le rôle de cabinet, canapé, lit, salle d’attente, tribunal, amphithéâtre ou encore maison familiale. Seul un jeu de lumières attire l’attention sur l’une ou l’autre des étagères, laissant toute la place à la performance de Céline Camara et aux costumes qu’elle endosse. Assurée et incisive dans sa robe ou son tailleur d’avocate, sa tenue de soirée la rend lascive, puis fragile et démunie. Après le viol qu’elle subit, on la voit clopiner avec une seule chaussure puis, dans l’attente d’un taxi, vêtue de sa veste qui ne parvient pas à la réchauffer. Concernant la création sonore, Laurent Peckels s’est attaché à « maintenir une tension discrète, un souffle dramatique en résonance avec le texte ». Tandis que Tessa et James passent une bonne soirée à discuter, manger de la glace, boire du vin et faire l’amour passionnément, la musique de Coldplay emplit la salle. Mais, alors que Tessa vient de régurgiter dans les toilettes et qu’elle se sent au plus mal, James la ramène au lit et la pénètre sans son consentement, étouffant ses cris et gestes de défense. La mélodie dès lors se distord, comme si elle souffrait elle aussi, puis s’éteint, comme Tessa qui se dissocie de son corps.
Une « héroïne de notre temps »
Contre les voix qui protestent qu’une œuvre porte encore sur les violences faites aux femmes, Marja-Leena Junker, comédienne et metteuse en scène de la pièce, s’en félicite au contraire. Alors que plus de 90 pour cent des plaintes déposées par les femmes victimes d’agressions sexuelles entre 2012 et 2021 ont été classées sans suite, le sujet est toujours aussi brûlant. D’après l’artiste originaire de Finlande, Suzie Miller propose une « héroïne de notre temps ». Après la violence qu’elle a endurée, « il lui faudra décider de la suite de sa vie : continuer comme si de rien n’était ? Ou entamer une procédure judiciaire qu’elle sait longue et difficile ? ». Céline Camara incarne ainsi l’avocate traquant les failles dans les accusations des victimes, s’efforçant de ne pas juger les hommes qu’elle défend et se persuadant que « si on juge, on a perdu… on est perdus ». Puis elle devient celle qui se retrouve du mauvais côté de la barre. Elle réalise alors que, si le discours des plaignantes est déconstruit, ce n’est non pas parce qu’elles inventent mais plutôt car elles sont partagées entre la honte et le traumatisme.
Si la comédienne prend plusieurs voix, dont celles de James, de la famille de Tessa ou encore celles des juges et des procureurs, la détresse et l’impuissance de l’accusée ressortent lorsque seules les réponses hésitantes de Tessa résonnent sur la scène : « oui », « non », « je ne sais pas ». Comme un·e élève sur trois réussit l’école d’avocat·es, une femme sur trois sera violée au cours de sa vie. Tel est le parallèle dressé par « Prima Facie ». Devant un tel constat, l’héroïne de Suzie Miller est finalement persuadée que le système judiciaire doit changer : « Il faut que leur voix soit entendue. Il faut qu’elles soient crues, afin que justice soit faite ».