Tribune libre
 : Prostitution et dignité


Peut-on condamner la prostitution en tant que telle ? Professeur d’éthique de la sexualité, l’auteur appelle à bien considérer les conditions dans lesquelles elle a lieu.

(© wikimedia)

Il y a deux siècles et demi environ, Immanuel Kant, dans sa « Vorlesung über Ethik », estimait que tout acte sexuel accompli hors mariage constituait une atteinte à la dignité humaine. À peu près à la même époque, Jean-Jacques Rousseau, dans sa « Lettre à d’Alembert », estimait que le fait de jouer sur une scène constituait une atteinte à la dignité humaine, le comédien étant comparé à une prostituée.

En citant ces exemples, je ne veux pas, comme le fait le philosophe français Ruwen Ogien, jeter le discrédit sur la notion de dignité humaine. Je veux seulement rappeler à celles et à ceux – en commençant par la CCDH – qui affirment péremptoirement que la prostitution est contraire à la dignité humaine qu’avant de se servir d’une notion, il faut s’interroger sur son contenu précis. Il ne suffit pas de dire que la prostitution est contraire à la dignité humaine, il faut aussi le prouver.

Pour ce faire, il faudrait déjà commencer par s’entendre sur la notion de prostitution. Selon ma définition, un acte sexuel est de nature prostitutionnelle lorsque l’une des personnes impliquées n’accepte l’acte qu’en échange d’un bien de nature non sexuelle – qui n’a pas besoin d’être de nature monétaire. De par sa nature, un acte sexuel vise à produire du plaisir sexuel. Lorsque cette visée est réciproque et qu’elle répond à une demande réciproque, c’est-à-dire lorsque A veut produire du plaisir sexuel chez B et B veut produire du plaisir sexuel chez A et que A veut que B produise du plaisir sexuel et que B veut que A produise du plaisir sexuel, l’acte sera un acte sexuel non prostitutionnel. Lorsque cette visée et cette demande réciproques sont absentes, nous nous trouvons devant un acte sexuel prostitutionnel.

La question est donc de savoir pourquoi un acte prostitutionnel serait en soi contraire à la dignité humaine. Prenons un exemple : A donne la somme de 100 euros à B et B pratique une fellation sur A. En pratiquant la fellation, B veut procurer du plaisir sexuel à A, mais ne veut pas éprouver de plaisir sexuel. A, de son côté, veut éprouver du plaisir sexuel, mais ne veut pas en faire éprouver. A ne veut que du plaisir sexuel pour soi et B ne veut que de l’argent pour soi.

Des féministes me diront qu’en parlant de A et de B, je fais abstraction du sexe de A et de B, que dans la vie réelle, A est un homme et B une femme et que dans cette même vie réelle, A et B vivent dans une société qui considère que les femmes sont des objets sexuels dont les hommes peuvent se servir.

J’admets tout ce qui vient d’être dit. Mais cela ne suffit pas pour condamner la prostitution en tant que telle ; seulement pour la condamner dans le cadre de notre type de société. Nous ne condamnons pas la production de chaussures de sport en soi parce que dans certains pays cette production se fait dans des conditions innommables. Ce qui porte atteinte à la dignité humaine, ce sont les conditions de production et non pas la production en tant que telle.

Mais quand dit-on d’un acte qu’il constitue une violation de la dignité humaine ? Il y a atteinte à la dignité humaine, telle sera ma définition, lorsque je traite mon vis-à-vis comme un simple moyen et non pas aussi comme une fin en soi. Le traiter aussi comme une fin en soi signifie notamment que lorsque j’agis envers lui (ou elle), je dois toujours me soucier des conséquences de mes actes sur lui (ou elle) et je dois éviter d’accomplir un acte par lequel l’autre personne pourrait avoir l’impression de n’être qu’une chose dont je me sers pour satisfaire un besoin – et que, pour prendre une image utilisée par Kant, je la jette ensuite comme on jette un citron pressé.

Tout acte sexuel prostitutionnel correspond-il à cela ? Certain-e-s diront qu’un acte prostitutionnel est cela par définition. Mais une telle réponse ne me paraît pas satisfaisante, car elle refuse d’emblée toute argumentation et s’enferme dans un dogme sémantique.

Je veux bien admettre que beaucoup, si ce n’est la majorité, de clients traitent les prostituées comme de simples objets, comme des poupées gonflables vivantes. Mais le fait qu’ils les traitent ainsi ne signifie pas encore qu’on ne puisse pas les traiter autrement. À une époque pas si lointaine, le personnel de ménage était traité comme la saleté qu’il était censé nettoyer. Aujourd’hui, nous avons heureusement appris à le respecter.

Mais, dira-t-on, personne n’accepte librement de se prostituer. Alors qu’en est-il de ceux qui vident les poubelles à Paris et dont parle Pierre Perret dans sa magnifique chanson « Lily » ? Je veux bien admettre que beaucoup de prostituées sont contraintes – il faut à tout pris démanteler les réseaux et les personnes qui les contraignent -, que beaucoup d’autres n’ont pas d’autre choix pour se nourrir et nourrir leur famille – il faut leur proposer des alternatives -, mais je ne suis pas prêt à admettre qu’il soit impossible que quelqu’un se prostitue librement, comme un autre choisit librement de devenir premier ministre.

Je n’ai malheureusement pas le temps ici de développer mon argumentation – je renvoie toute personne intéressée à la lecture de mon livre « Prostitution et dignité ». Mon but n’aura été que d’inciter celles et ceux qui se réfèrent à la dignité humaine de donner une définition plus précise de cette notion. S’ils n’y réussissent pas, alors qu’ils cessent de l’utiliser. Parler sans savoir de quoi on parle est la pire des choses et ne fait pas avancer le débat. Brandir des paroles auxquelles on ne donne pas de sens, s’en servir comme d’incantations magiques destinées à foudroyer l’adversaire, n’a rien à voir avec un débat démocratique.

Norbert Campagna est professeur associé à l’Université du Luxembourg où il enseigne notamment l’éthique de la sexualité. Ses travaux sur l’éthique de la sexualité ont été récompensés par un Trophée de l’éthique. Il a été auditionné comme expert sur la prostitution par une commission de l’Assemblée nationale à Paris.

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