La courte venue du pape François à Luxembourg, le 26 septembre, a rencontré un succès populaire relatif, alors que la société se détourne de la religion. Souvent salué pour ses déclarations sur les réfugié·es ou les inégalités, le pape argentin a, lors de sa visite, réitéré la position ultraconservatrice de l’Église sur la place des femmes.

Le pape François et Luc Frieden au Cercle Cité. Face au souverain pontife, le premier ministre a défendu une vision laïque de la société. (Photo : Jean-Christophe Verhaegen/SIP)
Il n’y a pas eu de miracle : le phénomène météorologique de la « rivière d’eau », qui a traversé les cieux européens le 26 septembre, n’a pas épargné la visite de quelques heures du pape François à Luxembourg. À intervalle régulier, la pluie s’est abattue sur le public rassemblé le long des barrières encadrant le parcours papal dans la Ville-Haute et le quartier de la gare. Au sortir des rues étroites du centre, les rangs étaient plus clairsemés le long du circuit emprunté vers midi par la papamobile, si ce n’est dans les virages où s’agglutinait une grande partie de la foule − un peu comme pour le Tour de France.
Les caprices du temps expliquent-ils à eux seuls cette affluence modérée ? La précédente visite d’un pape, celle de Jean-Paul II, le 15 mai 1985, avait attiré bien plus de monde, en témoignent des images abondamment rediffusées ces dernières semaines. La pluie a certes fait son œuvre le 26 septembre, mais en 40 ans, c’est aussi le pays qui a changé. La relation de la population à la religion, et plus largement à Dieu, a évolué : « Les personnes se réclamant de croyances et pratiques religieuses traditionnelles, en particulier du catholicisme, ont fortement reculé, passant de 75 % à 48 % entre 2008 et 2021 », constatait le Statec en 2023.
Nombre de personnes croisées lors de la visite ont dit se trouver là par simple « curiosité ». Avec plus ou moins d’amusement, comme Arnaud qui envoie à ses amis une vidéo de l’arrivée du convoi pontifical devant le palais grand-ducal, sur le mode : « Devinez avec qui je suis ? » « Je viens voir mon amie qui habite Luxembourg et je ne savais pas que le pape venait. On n’allait pas rater ça, ce n’est pas tous les jours… », commente ce Français qui dit ne pas être pratiquant. Avenue de la Liberté, Julien, un Suisse de 25 ans, est accompagné de deux amis. « On habite à côté, il aurait été dommage de ne pas venir », justifie le jeune homme, qui dit ne pas pratiquer de religion et ne rien savoir « de l’actualité de ce pape ». Il est néanmoins très heureux d’avoir été salué par le souverain pontife au passage de la papamobile.
Le scénario est différent pour Stéphane et Nathalie, un couple de quinquagénaires rencontré devant le palais grand-ducal, première étape de la visite. Lui est Français, elle est Belge. « Nous sommes venus par conviction, mais aussi en voisins, car nous habitons tout près », explique Stéphane. Probablement sont-ils représentatifs d’une partie des catholiques du Luxembourg aujourd’hui : « Nous allons à la messe, mais pas tous les dimanches, et nous y allons moins depuis le covid », raconte Nathalie, tandis que Stéphane précise avoir donné une éducation religieuse à leurs enfants. Face à un monde passablement troublé, « il faut bien croire en quelque chose », soupire Nathalie.
Frieden défend la laïcité

(Photo : Frédéric Sierakowski/SIP)
Les données publiées par le Statec en 2023 sont corroborées par un sondage réalisé par l’Alliance des humanistes, athées et agnostiques du Luxembourg (AHA). « Plus de la moitié des personnes ne se réclament plus d’aucune religion », tranche Bob Reuter, son président. Alors qu’un cinquième de la population s’affirme désormais athée, « on constate malgré tout une croyance dans la croyance », tempère-t-il. La foi prend désormais un caractère plus personnel et plus intime, avec la croyance dans des dieux personnels ou dans un esprit supérieur, indiquait le Statec dans son étude. Mais pour Bob Reuter, il n’y a pas que cela : « Même chez les personnes qui ne sont pas religieuses ou catholiques, on voit qu’il y a toujours une révérence qui demeure. »
Et Bob Reuter de cibler Luc Frieden. Il voit une contradiction entre l’attitude révérencieuse accordée au pape par le chef du gouvernement et le bref discours qu’il a prononcé au Cercle Cité. Après une visite à la famille grand-ducale, le souverain pontife y a rencontré le monde politique et la société civile, avant de se rendre au palais épiscopal et à la cathédrale.
Dans ses propos, le premier ministre chrétien-social a jugé que « le message de paix, d’amour du prochain et de dignité humaine qui est commun à toutes les religions doit être l’ambition de tout être humain, croyant ou non ». Prenant acte de la séparation entre État et Église, ainsi que de la sécularisation « de nos sociétés », Luc Frieden a encore affirmé : « Ce qui caractérise également notre démocratie et notre société est la liberté de conscience, la liberté de manifester – ou non – ses convictions philosophiques ou religieuses, mais également la liberté de ne pas se voir imposer une religion ». Une profession de foi laïque que ne renie pas Bob Reuter.
Avant la venue du pape, l’AHA s’était insurgée contre les conditions de cette visite, conjointement avec l’association Libres penseurs. La critique se concentre surtout sur le grand-duc, à l’origine de l’invitation du pape François à Luxembourg. « Ses croyances religieuses relèvent de sa sphère privée, et l’État ne devrait pas prendre en charge une telle visite », estime Bob Reuter. Il précise respecter la croyance de chacun·e et ne pas voir de problème dans le fait que le chef de l’Église catholique vienne à la rencontre de ses fidèles. Mais il attend de la neutralité de la part du chef de l’État. Les associations réclament la transparence sur les coûts de l’événement, ayant entre autres mobilisé 800 policiers, des préparatifs et dispositifs engageant l’argent public. « Cela aurait dû faire l’objet d’un débat à la Chambre », avance le président de l’AHA. Dans une prise de position rendue publique en amont de la visite, le parti Volt avait émis des critiques semblables. Pour sa part, le CID Fraen an Gender ne s’était pas privé d’attaquer une Église catholique jugée fondamentalement sexiste.
Un discours nataliste
Et le moins que l’on puisse dire est que le chef de l’Église catholique a donné du grain à moudre à ses détracteur·trices, tant au Luxembourg qu’en Belgique, où il a poursuivi son voyage. Depuis son élection en 2013, le pape argentin s’est démarqué de ses très conservateurs prédécesseurs en adoptant des positions progressistes sur les questions des inégalités sociales, de l’environnement et des migrations. Ce qu’il a encore fait dans son discours au Cercle Cité. Mais il y a aussi lâché une petite phrase qui a fait vivement réagir, déclarant au sujet du Luxembourg : « J’ai vu le taux de naissance. Il faut plus d’enfants. Ils sont l’avenir. » Il a ajouté : « Je ne dis pas plus d’enfants, moins de chiens. Ça, c’est ce que je dis en Italie. » Un supposé trait d’humour qui n’a pas fait rire tout le monde. Ancienne présidente du Planning familial, Danielle Igniti a lancé « ce monsieur devrait s’occuper de ses affaires », dans un échange avec RTL, rappelant le long combat mené pour obtenir une loi acceptable sur l’IVG. Nul besoin d’être prophète pour deviner que les paroles natalistes du pape valent condamnation de l’avortement.
Une semaine avant sa visite, dix associations et partis politiques (de gauche) avaient déjà dénoncé les propos du cardinal et archevêque de Luxembourg, Mgr Hollerich, assurant dans une interview au Wort que l’avortement est un acte « barbare », inacceptable par l’Église, y compris dans les cas de viol ou d’inceste. « Nous demandons à l’Église catholique et à ses représentants de mener le dialogue sur l’avortement et les droits des femmes sur la base du respect, de l’empathie et de la compréhension de la complexité du sujet, plutôt que de s’en tenir à des condamnations morales et à des positions dogmatiques », écrivent les organisations dans un communiqué commun.
Au lendemain de sa visite au Luxembourg, le pape de 87 ans s’est rendu en Belgique, où une polémique a éclaté à l’Université catholique de Louvain. « La femme est accueil fécond, soin, dévouement vital », a-t-il répondu à 50 étudiant·es, chercheur·euses et enseignant·es qui l’ont interpellé sur la position rétrograde du Vatican sur la place des femmes dans la société. Mgr Hollerich, qui dit rencontrer le pape François au moins deux fois par mois, avait, là aussi, balisé le terrain en amont de la visite. Interrogé sur l’ordination de femmes prêtres, le prélat a déclaré : « Nous avons Dieu et Jésus comme figures paternelles. De nombreuses femmes m’ont dit qu’il était important pour elles d’avoir des hommes qui remplissent ces rôles. »
Accueil agité en Belgique
Ces propos confirment la position ultraconservatrice de l’Église sur les femmes et sa difficulté à accepter l’évolution d’une société qui lui échappe. Il y a bien eu de très timides avancées, comme le fait d’autoriser la bénédiction des couples homosexuels. Mais cette décision du pape a rencontré une vive opposition au sein de l’institution, qui demeure obscurantiste sur les questions sociétales.
Rien d’étonnant aux yeux de Bob Reuter, constatant que l’accueil du pape François a été plus âpre en Belgique qu’au Luxembourg. Il cite notamment le premier ministre, Alexander De Croo, qui l’a apostrophé sur les violences sexuelles dans l’Église. L’AHA, qui revendique 800 membres, était parmi les initiateurs, il y a 15 ans, d’une campagne permettant aux baptisé·es qui le souhaitent d’être rayé·es des listes de l’Église catholique en adressant un courrier à l’archevêché. L’opération avait rencontré un vif succès, avec des milliers de personnes qui avaient franchi le pas. Si le président de l’AHA reconnaît que le flux s’est quelque peu tari au fil des ans, il assure qu’il a connu un bond lors de la visite du pape : « Nous avons enregistré 12 demandes sur notre site en une semaine. Cela faisait un moment que nous n’en avions pas vu autant en si peu de temps. » D’ici à parler de miracle…
Caritas : « La volonté de Dieu ! »
Des militant·es ont profité de la très médiatisée visite papale pour s’afficher et donner de la voix. L’action la plus spectaculaire a été menée par une activiste de PETA, l’organisation de défense des droits des animaux, qui a fait irruption sur la chaussée face à la papamobile, l’obligeant à marquer un arrêt au moment où le véhicule allait s’engager sur le pont Adolphe. La jeune femme, munie d’un panneau demandant au pape de prendre position contre la corrida, a été dégagée fermement, mais sans violence, par un agent de la sécurité vaticane, qui accompagne la papamobile au pas de course. Elle a été placée en garde à vue avec deux autres membres de PETA. Avant cela, c’est le conflit au Moyen-Orient qui s’invite devant le palais grand-ducal, où la foule attend l’arrivée du pape. Un militant y brandit un panneau dénonçant le « génocide à Gaza ». « C’est surtout dans l’espoir que les images soient diffusées par les médias, pour donner de l’écho à ce qui se passe », nous confie l’homme, ceint d’un keffieh palestinien. « Je m’attendais à être interpellé et ça n’a pas été le cas, mais cela aurait sans doute été différent en Allemagne ou en France », juge-t-il. À quelques mètres de lui, une ancienne employée de Caritas dénonce l’attitude de l’Église dans cette affaire, car elle n’applique pas les « valeurs chrétiennes dont elle se réclame ». « Save Caritas », proclame l’écriteau de Charlotte. Elle ne travaille plus pour Caritas depuis deux ans, mais déplore l’abandon de l’aide au développement par la nouvelle structure qui remplace l’ancienne Caritas, plombée par un détournement de fonds de 61 millions d’euros. Survient un couple de personnes âgées qui dévisage Charlotte. L’homme s’exprime en allemand et a son idée sur le scandale : « Ce qui arrive à Caritas est la volonté de Dieu. » Il répète plusieurs fois son assertion, puis interroge : « La vraie question que nous devons nous poser est : pourquoi Dieu a-t-il voulu cela ? » Un angle de vue auquel personne n’avait songé jusqu’à présent.