La Völklinger Hütte présente en première européenne « Euphoria », une série de courts métrages réflexifs, voire philosophiques, sur le capitalisme et ses dérives. Une expo capitale dans l’œuvre du cinéaste allemand Julian Rosefeldt.
Né en 1965 à Munich, Julian Rosefeldt propose des créations audiovisuelles mêlant humour et satire dans des univers théâtraux et surréalistes. Sa reconnaissance internationale est indiscutable, surtout avec ses installations multiécrans chorégraphiées. Actuellement, l’artiste allemand vit à Berlin, même s’il est professeur d’art médiatique à l’Académie des beaux-arts de Munich.
Autour de la nouvelle réflexion audiovisuelle de Julian Rosefeldt gravitent six autres installations cinématographiques issues de son travail des vingt dernières années. Cet ensemble forme l’exposition « When We Are Gone ». Si « Euphoria » s’interroge sur la persistance du capitalisme, malgré les plaies qu’il inflige à l’être humain et à son environnement, avec « When We Are Gone », Julian Rosefeldt va au-delà de ce questionnement. Avec une approche anthropocène et transversale dans l’œuvre du cinéaste allemand, il est question de savoir : « Qui étions-nous ? Qui sommes-nous ? Qui serons-nous ? »
Néanmoins, ce seront surtout les histoires, les chants et les rythmes d’« Euphoria » qui résonneront dans la tête du public. Sans avoir eu recours à ChatGPT, Julian Rosefeldt a compressé les pensées et réflexions de plus de 100 écrivain-es, musicien-nes et philosophes sur les conséquences de l’économie de marché néolibérale sans frein et de l’apologie de la croissance économique sans fin. L’originalité de ce processus repose sur le fait que ces mêmes pensées sont ensuite proférées par de jeunes skateboarders dans un dépôt abandonné, par un tigre avec la voix de Cate Blanchett dans un hypermarché vide, par un chauffeur de taxi, interprété par Giancarlo Esposito, et son passager traversant les rues agitées de New York, par des sans-abri à Kiev autour d’un feu improvisé dans un bidon ou encore par des ouvrières travaillant à la chaîne dans un entrepôt de distribution. Et que dire du court métrage qui clôt « Euphoria », où l’action se passe dans le hall d’une banque ? Alors que nous nous attendons à un braquage hollywoodien digne d’un « Heat » de Michael Mann, cette même banque devient un espace de danse et de chorégraphies débridées où les exécutant-es s’adonnent à une ivresse provoquée par les liasses du capitalisme. Cela dit, « avec une arme on peut braquer une banque, avec une banque on peut voler le monde », dit la voix off de ce court métrage, qui restera sûrement dans les annales. Et il faut le voir pour le croire.
Quant au décor multimédia immersif conçu pour présenter « Euphoria », il est opulent et ne laissera personne indifférent-e. Julian reprend les codes d’une représentation théâtrale de l’Antiquité, mais dans une version audiovisuelle multimédia, avec un chœur et un orchestre. Ainsi, un certain nombre d’âmes juvéniles accompagnent, commentent et jugent à travers plusieurs écrans disposés à 360 degrés les différents courts métrages d’« Euphoria ». Il s’agit du Brooklyn Youth Chorus. Le tout est accompagné de cinq batteurs de jazz de renom, également disposés circulairement autour de l’écran central de cette place théâtrale improvisée du 21e siècle.
Même si le noyau central de l’expo se trouve dans la complexe installation d’« Euphoria », nous ne pouvons pas ne pas voir également, ne serait-ce que quelques secondes, le court métrage « Deep Gold ». Cela suffit pour comprendre que nous sommes face à une réalité où la normalité des mœurs sociales semble ici soumise à l’interdiction. Les références au cinéma de Buñuel sont explicites. Les scènes ont lieu à Berlin durant les folles années 1920. L’absurde ou encore le surréel sont ainsi poussés à des stades supérieurs dans ce théâtre social de débauche et de luxure.
Le public sort ainsi quelque peu secoué des 6.000 mètres carrés de la salle des soufflantes de l’ancienne usine sidérurgique. Un peu comme à la fin d’une première d’un film de David Lynch, mais avec une dose de cinéphilie remplie de satisfaction et mise à jour. Les visiteurs-euses sentent qu’ils ont assisté à des créations uniques dans leur genre, surtout celle de la danse surréelle mais chorégraphiée dans le hall d’une institution bancaire, et donneront raison à Victor Hugo, cité à l’entrée de l’expo : « Rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu. »
Plus globalement, et surtout après avoir assisté à « Euphoria » dans son intégralité, le public sort aussi dérouté et se culpabilise peut-être de consciemment ou inconsciemment succomber dans son quotidien à ce que le théoricien politique britannique Mark Fisher appelle le « réalisme capitaliste ». Selon ce dernier, même les anticapitalistes ne prônent plus la fin du capitalisme, mais plutôt des systèmes alternatifs pour limiter ses dégâts. Nous comprenons ainsi pourquoi Julian Rosefeldt fait référence au critique littéraire américain et théoricien politique marxiste Fredric Jameson, selon qui « il est plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme ».