Après avoir crée la surprise aux Césars avec « L’esquive » il y a trois ans, Abdellatif Kechiche revient avec la « La graine et le mulet », une histoire réaliste dans le milieu portuaire du sud de la France.
Quand un cinéaste français tourne un film réaliste, caméra à l’épaule avec des acteurs non professionnels, ce n’est pas forcément pour rendre hommage aux faiseurs de films comme « Dogma », ces jeunes rebelles scandinaves qui firent scandale tout au long des années 90. Tout au contraire : le cinéma et, par extension, l’art d’origine française en général, ont leur tradition propre de narration des tranches de vie. Depuis la naissance de la littérature réaliste en France, au 19e siècle en réaction aux excès des romantiques, il existe dans le vivier culturel français ce vif désir de prendre la vie la où elle se passe et de la transposer telle quelle dans un format artistique. Cette idée fixe a certes produit des excès expérimentaux qui ne sont que difficilement comestibles, pourtant quelques-unes des plus grandes pointures du cinéma français sont passées par là, que l’on pense aux classiques de Jean Renoir ou aux films documentaires d’Agnès Varda.
« La graine et le mulet » raconte une histoire simple et émouvante, comme elle se passe chaque jour des milliers de fois dans des centaines de foyers. Slimane, un vieil ouvrier d’origine tunisienne, se fait licencier après 35 années de travail sur les chantiers navals de Sète. Avec ses indemnités, il s’achète un vieux bateau en ruine pour le transformer en restaurant. Aidé en cela par sa – ou plutôt ses – familles, il parvient au moins à l’ouvrir pendant une seule soirée de présentation – le film s’arrête là. Entre-temps, le spectateur aura eu droit à la dissection sur le vif de la vie intérieure de tous les membres de sa famille. La matrone, en même temps son ex-femme, et ses enfants, deux fils et une fille et leurs conjoints respectifs – ainsi que sa nouvelle compagne et sa fille, qui tiennent un hôtel dans lequel Slimane a élu résidence. Les drames quotidiens – untel trompe sa femme, l’autre est paresseux encore une autre refuse de voir la femme – sont élevés au niveau universel et deviennent si présents et si évidents que cela heurte à plus d’une fois le spectateur qui – immanquablement – s’y reconnaît, s’y identifie. Et le réalisateur n’épargne rien à son public, de la migraine de la matrone aux hoquets du dernier-né.
C’est cela qui rend le cinéma de Kechiche si important: son humanité. Loin des expérimentations visuelles et des excès d’autres metteurs en scène, Kechiche ne détourne jamais le regard et même si cela fait mal, il donne au spectateur le temps nécessaire pour s’immerger complètement dans le petit monde de cette famille re-composée. On en oublierait presque la problématique de la vie des immigré-e-s en France, car « La graine et le mulet » n’est pas un film social. Ce qui constitue un autre mérite de Kechiche, car sacrifier son film sur l’autel de l’engagement politique aurait été très simple. Mais Kechiche a fait le pari d’éclipser l’utopie gauchiste de son film : quand une de ses filles évoque une grève qu’elle a vécue dans le temps pour motiver son père à contester son licenciement, elle est tout simplement taxée d’utopiste et gentiment priée de laisser les autres discuter.
Après « L’esquive », Kechiche a démontré à nouveau qu’on pouvait encore faire du bon cinéma en France, tout simplement en se concentrant sur les choses essentielles, sans effets et sans idéologie: c’est surtout cela qui mérite notre attention, le fait que la réalité peut être triste mais qu’il lui reste toujours un petit peu de magie.
« La graine et le mulet », à l’Utopia