ANG LEE: Le vertige de la futilité

Un petit chaperon rouge est manipulé par le chasseur et succombe aux charmes du grand méchant loup. Le film « Lust, Caution » est brutal, torride et finit mal.

Il y a des films de guerre et d’espionnage qui ressemblent à une partie d’échecs: des combinaisons subtiles, quand par exemple les blancs sacrifient un pion pour se débarrasser de la tour noire… avant de s’apercevoir qu’ils vont perdre leur dame. « Lust, Caution », qui se situe dans le contexte de la résistance chinoise à l’occupation japonaise entre 1937 et 1945, ressemblerait plutôt à une partie de mah-jong: plusieurs joueurs, des tuiles en partie cachées et une dose de hasard qui peut ruiner les plans les mieux conçus. Mais gare aux interprétations superficielles: les dames qui dans le film jouent au mah-jong, le font pour se détendre, alors que l’intrigue d’espionnage est une affaire de vie ou de mort.

Et de sexe. C’est le mélange torride de brutalité et de passion des scènes d’amour qui a fait le plus parler du film. En Allemagne, « Lust, Caution » a été classé « ab 16 », aux Etats-Unis en « NC-17 », et à Singapour en « R21 ». Ce dernier classement vaut pour la version intégrale. Car aussi bien dans la cité-Etat malaise qu’en République populaire de Chine, des versions abrégées ont été diffusées à destination d’un public plus jeune. Le Luxembourg se montre assez libéral, avec un « ab 14 » et la France se contente même d’un « interdit aux moins de 12 ans ». De toute façon, quelques coupes ne changent rien au côté délibérément amoral du récit. Alors, autant nous montrer les ébats amoureux, quand la relation entre l’étudiante et le grand méchant loup est au centre du film.

Pour ces scènes, Lee prend son temps, comme pour celles au théâtre ou celles au salon de Madame Yee. Elles ne sont pas ennuyeuses, mais leur accumulation lui a valu des critiques comme quoi le film comporterait des longueurs. Pourtant, la caméra et le jeu des acteurs ont satisfait les plus difficiles, ce qui explique que le film a obtenu le Lion d’or de Venise et le Cheval d’or de Taipei.

Mais à quoi jouent-ils, Tony Leung dans le rôle de Monsieur Yee et Tang Wei dans celui de l’étudiante Wong Chiachi ? En premier lieu, il s’agit de l’engagment romantique et naïf d’un groupe de jeunes Chinois-es dans la résistance. Monsieur Yee est chef de la police secrète de Wang Jingwei, une sorte de Pétain qui collabore avec les occupants japonais. Wong, actrice talentueuse, doit s’infiltrer chez les Yee et appâter l’homme à abattre.
Ce sera elle qui sacrifiera le plus pour ce qu’elle pense être le bien de son pays.

Dès le début, Wong se retrouve entre deux chaises. Yee lui fait la cour avec intelligence, comme aucun de ses camarades d’université ne l’a jamais fait. Et quand il la brutalise, quand il lui raconte ses exploits de tortionnaire, elle n’en éprouve pas que de la haine. S’agit-il d’une simple fascination du mal ? Le personnage de Wong est marqué par le sentiment d’impuissance. Impuissance par rapport à son père, qui l’a abandonnée quand il s’est réfugié en Angleterre. Impuissance aussi par rapport à cette intrigue d’espionnage dans laquelle elle joue le rôle principal, mais dont le scénario est écrit par Lao Wu, son officier de liaison du camp nationaliste. Son choix de laisser entrer Yee « dans son coeur » est aussi une façon de reprendre le contrôle de sa vie, ou du moins un rôle qui n’appartient qu’à elle.

Cela lui est d’autant plus aisé que l’assassinat de Yee planifié par ses camarades lui confère une certaine puissance. Quand Lao Wu décide de différer l’assassinat afin de tirer un maximum d’informations des conversations sur l’oreiller, Wong se trouve privé de cette illusion de contrôle et est confrontée à ses sentiments contradictoires pour le chef de la police. Quant à Yee, protégé par un dispositif de sécurité imposant, et dont le métier est de tout savoir, on se demande jusqu’où il peut être calculateur.

Toute la pression, les responsabilités, le théâtre du macrocosme politique, les deux personnages le laissent derrière eux quand ils se précipitent dans le microcosme du lit. C’est pour cela qu’ils sont prêts à risquer corps et âmes dans ce qui n’est qu’une aventure futile – mais libératoire. Vu ainsi, le film est sinon humaniste, du moins accusateur : le vertige de la futilité ne fait que répondre au gouffre ouvert par la folie destructrice de la guerre.

A l’Utopia


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