PHILANTHROPIE: Cadeaux intéressés

Epargner en donnant – c’est le principe de la déductibilité fiscale des dons. La réforme annoncée de la promotion de la bienfaisance repose la question sur le partage des rôles entre aide publique et privée.

Jeunes, riches, et philanthropes: le syndrome Bill Gates relie bienfaisance et autopromotion.

« Le Luxembourg doit enfin se doter d’une véritable politique de la philanthropie. » C’est M. Juncker himself qui vient de faire, lors d’un récent colloque de la Banque de Luxembourg (BdL) sur la philanthropie, le constat que le grand-duché est traînard en cette matière. Et de déclarer que « tous les éléments fiscaux qui entourent la philanthropie méritent un réexamen ».

Pas surprenant donc que l’initiative pour ce colloque venait d’une banque. Mais l’engagement de la BdL a dépassé la seule organisation d’un colloque. Depuis plusieurs mois, synthétisant les résultats de différents groupes de travail, elle est en train de préparer le terrain pour une réforme législative dans le domaine. Apparemment, il y a urgence : dans son discours d’ouverture du colloque, le ministre des finances annonçait pour le 22 mai, à l’occasion de sa déclaration gouvernementale un « paquet fiscal et réglementaire qui permettra à la philanthropie de mieux se développer ». Le gouvernement semble avoir mis la pression pour que les cerveaux du secteur financier lui produisent, en vitesse, une telle loi.

Un cas de philanthropie de la part des banques ? Pas vraiment. Si une réforme de la loi de 1928 sur les fondations s’impose, elle fournira la base d’un nouvel instrument de placement financier. Certes, d’autres pays de l’Union, notamment les Pays-Bas, l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France ou l’Espagne, ont le devant, ayant déjà réformé leurs législations. Mais si le Luxembourg propose des conditions encore plus souples, le novice pourrait se tailler sa part d’un marché concurrencé.

Win-Win

Ce qui fera le bonheur des uns, ne doit pas être au détriment des autres. En effet, le secteur philanthropique, qui compte 131 fondations et 77 ONG agréées, plaide depuis longtemps pour une réforme de la législation touchant à la philanthropie. Aujourd’hui, la législation luxembourgeoise en la matière est si lourde – et l’administration si lente – qu’il a fallu, comme l’a témoigné un intervenant philanthrope, deux ans de dur labeur pour créer sa propre fondation. Depuis quelques années, les ONG agréées peuvent également recevoir des dons fiscalement déductibles. Cependant, la somme annuelle des dons effectués par une personne privée doit atteindre 120 ? et ne peut dépasser 500.000 ? ou 10 pour cent du revenu imposable.

Les propositions présentées lors du colloque concernent aussi bien une incitation aux dons qu’un allègement des dispositions sur les fondations. Les donateurs et donatrices verront ainsi leurs dons déductibles dès le premier euro, et jusqu’à un montant équivalent 20 pour cent de leur revenu. Des dons plus élevés pourront être répartis sur plusieurs années d’imposition. Le plafond maximal pour les dons qui ne requièrent pas d’autorisation par arrêté grand-ducal, actuellement de 12.500 euros, sera augmenté ou même supprimé. Le droit de succession sera révisé. A côté des personnes privées, le gouvernement compte également encourager le mécénat des personnes morales. Les ONG bénéficiaires ne seront plus fiscalisées sur les dons. Et on ne différenciera plus entre les dons pour des ONG luxembourgeoises ou étrangères, mais développera au contraire la promotion du don transfrontalier. Jacques Santer, qui présentait ce paquet de propositions, a même suggéré un nouveau produit financier hybride qui lierait épargne et philanthropie.

Selon le modèle d’autres pays, une fondation abritante regrouperait et conseillerait les fondations privées. Quant aux fondations, les annonces ont été peu précises. Vont-elles, comme en Allemagne, profiter d’importantes réductions d’impôts lors de leur création et au cours de leur fonctionnement ? Seront-elles exemptes de droits de succession ? Nous le saurons dans quelques semaines.

État démissionnaire ?

Le nombre de fondations pourrait se développer fortement après la réforme projetée. Car en Europe, on assiste à l’apparition des « nouveaux donateurs » – qui sont en fait souvent des donatrices. Luc Tayart de Borms de la Fondation Roi Baudouin en Belgique a invoqué comme première cause la démographie : de plus en plus de personnes se retrouvent sans héritiers directs. D’autres, qui ont fait fortune avec leurs entreprises à un âge relativement jeune, décideraient de s’engager pour le bienfait public : c’est le « Bill Gates Syndrome »: à côté du social et de la culture, l’environnement attire de nouveaux philanthropes. On assiste également à l’émergence d’une philanthropie sans frontières, donateurs et bénéficiaires n’étant plus nécessairement liés par un lien local ou national.

Mais y a-t-il vraiment, comme l’ont mis en avant de nombreux donateurs pendant le colloque, autant de défis que l’État n’est pas en mesure de résoudre et qu’il faut confier à l’initiative privée ? La question est illustrée par la campagne Télévie. Ce genre de matraquage médiatique au dépens d’autres ONG moins puissantes ne démontre pas seulement qu’au Luxembourg aussi, les formes d’action de l’aide privée s’« américanisent ». Il soulève également la question si la recherche contre le cancer doit être financée par des collectes de fonds. Ne serait-ce pas plutôt le rôle de l’État ? D’ailleurs, le financement de la recherche médicale par des dons privés rend encore moins transparente la façon dont est distribué l’argent parmi le secteur médical et pharmaceutique.

Selon le « Index of Philanthropy 2007 », aujourd’hui déjà, l’aide privée devance de loin l’aide publique aux Etats-Unis. L’Europe semble vouloir imiter cette tendance. Mais au même moment que l’État est déresponsabilisé, les philanthropes gagnent en pouvoir par rapport aux choix qui sont faits en matière d’aide. Au détriment parfois des besoins de base en matière de santé, comme la recherche piétinante de nouveaux vaccins contre la tuberculose. « Ce qui gêne le plus, » a dit en 2006 Jean-Hervé Bradol, président de MSF France, dans une interview à Libération, « c’est l’absence de débat public sur les choix faits par les fondations par définition privées. »

Mobilisation citoyenne

Faut-il pour autant diaboliser la philanthropie ? Ses adeptes mettent en avant que la philanthropie est le moteur de développement d’idées nouvelles, trop controversées au début pour que l’État les soutienne. Et la solidarité internationale sous forme de soutien privé s’est souvent montrée plus efficace que la coopération étatique.

Encore faut-il différencier entre ONGs et philanthropes individuel-le-s. Les premières agissent dans un contexte public et doivent, pour récolter des fonds, voire trouver des cofinancements étatiques, se soumettre à des critères de transparence et d’efficacité. Et à la différence de la philanthropie individuelle de haut niveau financier, les ONGs comptent également sur les petits portefeuilles. Selon Frantz Charles Muller de « Hëllef fir d’Natur », cela implique un ancrage de l’ONG dans la société civile.

Certes, bon nombre de fondations ne développent pas leur propre activité, mais soutiennent des ONGs. Néanmoins, la promotion projetée des fondations encouragera la prolifération de « Saint-Nicolas » qui redistribuent à leur guise des richesses que souvent d’autres ont produites dans des conditions plus ou moins acceptables. A l’image de Bill Gates, ils font souvent des cadeaux intéressés, la philanthropie étant le véhicule de leur autopromotion.

Le philosophe français Patrick Savidan écrit sur www.inegalite.fr que la philanthropie peut également être une forme de « réimplication des individus dans l’action de solidarité ». Il reste que la solidarité publique est primordiale : parce qu’elle se situe dans le cadre d’une réflexion collective sur la justice sociale, mais également parce qu’elle est continue et plus démocratique. Il faut alors « déterminer si le philanthropisme est bien ce qu’il doit être, à savoir, un engagement citoyen, et ne se présente pas simplement comme une manière de racheter les consciences (assez cher parfois), et de poser en termes uniquement éthiques un problème dont on ne souhaite pas voir les tenants et aboutissants politiques. »


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