POLITIQUE EUROPÉENNE: Recherche social déses-pérément

Les jugements de la Cour de justice européenne montrent les faiblesses de la directive détachement. Ils favorisent aussi la prise de conscience : l’Europe souffre d’être engagée sur une voie antisociale.

Détachement de travailleurs: aube de la relance économique ou crépuscule de l’Europe sociale?

L’erreur classique : sur un centre d’Ibrahim Affellay, les défenseurs roumains ont les yeux rivés sur Orlando Engelaar. Mais le joueur néerlandais laisse passer le ballon, au profit de son coéquipier Klaas Jan Huntelaar. Celui-ci n’a qu’à marquer, presque sans effort : 1 à 0 dans la 54e minute du match Pays-Bas contre Roumanie, le 17 juin dernier.

C’est aussi ce qui est arrivé dans le match entre les adeptes d’une Europe libérale et les défenseurs des acquis sociaux. Les syndicats s’étaient concentrés sur la « directive Bolkestein », réussissant finalement à en extirper les dispositions les plus épineuses. En ce qui concerne notamment les conditions de travail, les syndicats avaient obtenu que continue à s’appliquer la directive sur le détachement des travailleurs – réputée bénigne. Or, voici qu’une série d’arrêts de la Cour de justice européenne (CJE), sur base justement de cette directive, impose des dégradations du droit du travail dans plusieurs pays. Les syndicats, impuissants, ne peuvent que constater l’ampleur des dégats. L’Europe libérale continue à creuser l’écart.

La Cour en faveur du dumping social

L’arrêt le plus récent de la CJE concerne le Luxembourg : la Commission européenne elle-même avait attaqué le Luxembourg pour avoir transposé la « directive détachement » de manière trop « généreuse ». En effet, le grand-duché estimait que des travailleurs détachés sur son territoire devaient bénéficier des mêmes avantages sociaux que leurs collègues non détachés, notamment des conventions collectives et de l’indexation des salaires. Dans son arrêt, la CJE a estimé que ce niveau élevé de protection allait à l’encontre du fonctionnement du marché unique.

« Nous pensions que le but de cette directive était de garantir une protection minimale dans tous les pays de l’Union », a expliqué le président de l’OGBL, Jean-Claude Reding, lors d’une conférence commune avec le LCGB la semaine dernière. « Avec ce jugement, la protection minimale s’impose comme la protection maximale autorisée. » Ainsi, la CJE ne s’oppose ni au salaire minimum luxembourgeois – et accepte son indexation – ni aux conventions collectives de type « sectoriel ». Mais elle reproche au Luxembourg d’aller au-delà de ces protections prévues explicitement dans la directive.

En faveur de l’indexation de l’ensemble des salaires, le grand-duché avait fait valoir qu’elle visait à garantir la paix sociale, et répondait donc à un impératif d’ordre public. La directive prévoit en effet que les Etats peuvent réglementer à leur guise l’ensemble des conditions de travail dans la mesure où il s’agit de dispositions d’ordre public. Or la CJE a jugé que cette disposition devait être entendue strictement. Le Luxembourg n’aurait pas démontré la nécessité et la proportionnalité de l’indexation pour assurer la paix sociale. « La Cour n’admet les dispositions d’ordre public que dans la mesure où elles n’entravent pas la libre prestation de service », constate Reding. « Qui doit avoir la priorité, le social ou le marché ? », interroge-t-il. Et Robert Weber, président du LCGB, de renchérir : « L’Union européenne est en crise, non seulement à cause du non irlandais, mais aussi à cause du social. »

Pourtant, les conséquences concrètes de l’arrêt de la CJE pour le Luxembourg seraient peu importantes, à en juger par la réaction du ministre du travail François Biltgen. « De manière générale, la Cour ne remet pas en cause, ni notre droit du travail, ni surtout notre système des conventions collectives d’obligation générale », lit-on dans une note analysant le jugement en question. La non indexation des salaires plus élevés que le salaire minimal ne serait pas dramatique, puisque les tranches indiciaires échues durant un tel détachement ne représenteraient qu’un manque à gagner limité. Le principal souci de Biltgen concerne l’efficacité des contrôles du droit du travail. Ceux-ci « étaient très efficaces dans le cadre des actions ? coup de poing ? et ont permis d’endiguer maints abus en matière de dumping social et de concurrence déloyale », indique la note. Or la CJE a jugé ces méthodes de contrôle disproportionnées par rapport au but poursuivi. Le ministre promet de remplacer son système de contrôle par un nouveau, « plus conforme au principe de la proportionnalité, mais tout aussi efficace ».

Conséquences au Luxembourg

L’éventail des réactions est large. Côté LSAP, on trouve un article de l’assistant parlementaire Marc Thiltgen affirmant la veille du jugement que l’Europe sociale n’était nullement mise en question. Dans un communiqué, les socialistes se disent néanmoins « très inquiets » et appellent vaguement à un renforcement de l’Europe sociale. L’ADR dénonce le « dumping social » et la « dérégulation du marché du travail luxembourgeois ». Enfin, du côté de la gauche radicale, le KP critique « la justice de classe européenne », et « Déi Lénk » appelle à la résistance contre une politique européenne qui écraserait les droits sociaux – et reproche au gouvernement d’avoir menti en ce qui concernait la directive Bolkestein.

Evidemment, ce jugement rappelle le débat autour de la directive sur les services de 2005. Le texte initial proposé par le commissaire Frits Bolkestein mettait en avant le principe du pays d’origine : une entreprise de plomberie établie en Pologne aurait le droit de fournir des services dans un autre Etat sans pour autant devoir appliquer le droit du travail du pays de destination. Face à une mobilisation initiée par la gauche radicale, relayée par les syndicats et entraînant le groupe social-démocrate du Parlement européen, ce projet libéral échoua. Le texte final de la directive services facilite certes l’accès aux marchés des autres pays membres, mais en matière de droit du travail, elle prévoit que continue à s’appliquer la directive détachement de 1996, fondée en apparence sur le principe du pays de destination.

Or cette directive, résultat en son temps d’une négociation entre les organisations patronales européennes et la Confédération européenne des syndicats (CES), s’est révélée, au fil des arrêts des six derniers mois, beaucoup moins sociale qu’on ne l’avait crû. En décembre 2007, la CJE a rendu ses jugements dans les affaires Laval et Viking, en Suède respectivement en Finlande. Dans les deux cas, des actions syndicales avaient été organisées pour contrer le détachements de travailleurs étrangers, perçu comme du dumping social. La Cour, passant outre les avis des avocats généraux, a jugé que ces actions syndicales étaient illégales car entravant la liberté de prestation de services.

Retour de Bolkestein ?

Début avril 2008, l’arrêt Rüffert est allé dans la même direction : le land de Basse-Saxe s’est vu interdire d’imposer des salaires minimaux lors de marchés publics. Le land avait tenté de poursuivre en justice un contractant ayant employé des travailleurs détachés polonais payés moitié moins que le salaire conventionnel. Selon la Cour, de tels salaires minimaux, obstacles à la libre circulation des services, ne se justifiaient pas à moins de s’appliquer à l’ensemble des travailleurs. Comme lors du jugement contre le Luxembourg, la CJE n’admet les salaires minimaux et les conventions collectives que si elles sont d’application générale.

Cette vision plutôt libérale des choses est-elle dictée par la directive et les autres textes législatifs européens ? « La Cour aurait pu statuer différemment », a estimé Jean-Claude Reding, « par exemple en donnant plus de poids aux objectifs de la Charte des droits fondamentaux. » Mais il s’agit, à ses yeux, d’une interprétation des textes possible – et d’en tirer argument pour demander une modification des textes.

Or, avec un peu de recul, on peut trouver assez logique la manière d’interpréter de la Cour : dès 1957, le traité de Rome a affirmé les « quatre libertés », concernant la circulation des marchandises, des personnes, des services et des capitaux. L’Acte unique européen, signé à Luxembourg en 1986, a poursuivi dans cette direction. La circulation des marchandises a été facilitée par le principe de la reconnaissance mutuelle des normes et réglementations nationales, une sorte de principe du pays d’origine appliqué aux biens. Les effets sur le commerce intracommunautaire ont été bénéfiques, mais la question du dumping environnemental et social n’a jamais été résolue. Ainsi, en janvier de cette année, Nokia a annoncé la délocalisation de la fabrication de portables depuis l’Allemagne vers la Roumanie.

Pourquoi l’achat de services et celui de biens seraient-ils traités différemment ? Pourquoi le plombier roumain opérant en Allemagne aurait-t-il droit au salaire allemand alors que le travailleur roumain assemblant un GSM vendu dans le même pays serait payé au salaire roumain ? Si justice sociale il doit y avoir, ne serait-elle pas mieux servie en harmonisant les salaires dans les Etats membres ? Cependant, estimant peu probables une telle harmonisation, les syndicats ont préférés s’en tenir à la défense des droits sociaux nationaux. Ainsi, le principe du pays de destination a permis, jusqu’aux arrêts récents de la CJE, de protéger contre le dumping social l’ensemble des travailleurs du secteur tertiaire – un secteur de plus en plus important dans les économies modernes, et qui comprend des activités à haute valeur ajoutée, comme la finance ou le conseil.

Détachez-vous… de vos salaires !

Désormais, et c’est là la nouveauté, le dumping social pourra se faire sans délocaliser, rien qu’en « détachant ». Ainsi, Robert Weber a brossé un scénario catastrophe : « Qu’arriverait-il si par exemple Auchan-Kirchberg, embauchait l’ensemble de son personnel en France et le `détachait‘ au Luxembourg ?» Si le Luxembourg ne trouve pas d’outils pour empêcher de telles pratiques, sa situation de petit pays l’expose à un tel dumping social massif. Qui voudra encore, face à la concurrence, employer du personnel selon les barèmes et règles luxembourgeois? Ce serait la fin du différentiel salarial et des acquis comme l’indexation des salaires.

Une réponse évidente consisterait à renégocier la directive détachement. C’est la voie proposée par la CES, et à la suite de l’arrêt Rüffert, des parlementaires européens comme le social-démocrate Martin Schulz et les démocrates-chrétiens Joseph Daul et Elmar Brok ont envisagé cette solution. Pourtant, ni le LSAP ni le CSV n’ont explicitement demandé cela. Il est vrai qu’un accord au parlement européen n’est pas suffisant – et la Commission tout comme les gouvernements nationaux seront peut-être plus difficiles à convaincre.

Mais les syndicats voient plus loin que la seule directive détachement. « L’UE doit changer de cap », déclare la CES en réaction au jugement contre le Luxembourg, sinon elle risquerait « de mettre au pilori le projet européen et d’engendrer un divorce avec ses citoyens ». Sans revenir sur son soutien au oui lors du référendum irlandais – comme lors des autres – la confédération met en garde : « Ce `non‘ se vérifierait assurément dans d’autres pays s’il y avait des référendums. » Jean-Claude Reding, au vu de l’image donnée par l’Europe, a même affirmé : « S’il y avait un nouveau référendum au Luxembourg, je n’oserais plus appeler nos membres à voter oui. »

Syndicats en colère

En 2005, la plupart des syndicats européens avaient soutenu le texte de constitution européenne, notamment lors des référendums. En plus d’une loyauté envers les institutions européennes dans lesquelles ils ont trouvé leur place, ils s’étaient déterminés sur ce qu’ils considéraient comme des avancées substantielles dans le domaine du social : l’élargissement des objectifs de l’Union comme le plein emploi et le progrès social, une clause sociale horizontale et l’institutionnalisation du « sommet tripartite ».

Or ces atouts, repris par le texte du Traité de Lisbonne, ne suffiraient pas, selon l’avis des syndicats, pour garantir une interprétation plus sociale en ce qui concerne par exemple la directive détachement. La CES demande donc d’ajouter au texte actuel un « protocole social contraignant », permettant de protéger et de faire progresser les droits des travailleurs. Il s’agit d’un compromis, car la demande pure et simple de remodifier le traité impliquerait une renégociation du texte, suivi d’une re-ratification – alors qu’un protocole pourra être ratifié séparément. De surcroît, une telle demande reviendrait à reconnaître que les textes soutenus antérieurement par la CES étaient largement insatisfaisants en matière sociale.

Cette demande a-t-elle des chances d’être exaucée ? Pour le moment, les institutions européennes cherchent ailleurs les solutions à la crise provoquée par le non irlandais : on parle d’accorder à l’Irlande des garanties en matière d’avortement, de neutralité, de fiscalité – mais pas en matière de social. Les collaborations renforcées, évoquées par ceux qui souhaitent une plus grande collaboration dans les domaines économiques et sociaux, seront difficiles à appliquer. Des domaines comme l’énergie – et le militaire – s’y prêtent, mais pas les politiques en rapport avec le marché unique. Une « Europe-noyau » dédiée au progrès social et à l’harmonisation par le haut des salaires serait bien obligée de se protéger contre le dumping social des autres Etats membres – ce qui conduirait à l’exclusion de fait de l’« Europe-périphérie ».

Pour obtenir leur « protocole social contraignant », les syndicats devront augmenter la pression bien au-delà de quelques communiqués de presse assassins. On suivra attentivement l’impact de la manif organisée le 5 juillet par l’OGBL, le LCGB, et leurs partenaires de la Grande Région. De toute façon, même l’adoption d’un tel protocole ne trancherait pas la question de la primauté entre le social et l’économique. Ce serait juste un premier pas sur le chemin qui mène à un changement fondamental d’orientation de la construction européenne.


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