POLITIQUE LAITIÈRE: Quand l’Europe ruine le Nord et affame le Sud

Les producteurs laitiers européens s’opposent aux augmentations de quotas laitiers et aux subventions à l’exportation décidés par l’Union européenne. A juste titre : ces politiques nuisent aussi bien au Sud qu’au Nord.

De mal en pie : sans le savoir, les vaches produisent une ressource à l’origine de bien de conflits humains.

Qui a dit que les agriculteurs n’étaient pas solidaires ? En tout cas, la conférence de presse tenue conjointement par Transfair Minka, SOS Faim, weltbutteker.lu et le Luxembourg Dairy Board (LDB, les producteurs de lait) mardi passé a démontré le contraire. De plus, cette action publique n’est pas exclusivement luxembourgeoise : elle a eu lieu dans l’ensemble de l’Union européenne, coordonnée par l’European Dairy Board (EDB). L’enjeu est de taille : les producteurs de lait européens, ensemble avec des organisations de solidarité avec les pays tiers, s’opposent fermement à une bévue supplémentaire de la politique agricole de l’UE.

« La manière dont les prix du lait ont chuté ces derniers mois en ont surpris beaucoup. Il est temps désormais pour l’Union européenne d’aider », déclarait le 15 janvier Mariann Fischer Boel, commissaire à l’agriculture. En clair, l’UE revient à ses anciennes habitudes : booster la production laitière en augmentant les quotas d’un pour cent. Le retour des lacs de lait et des montagnes de beurre est annoncé. Ce premier surplus (30.000 tonnes de beurre et 109.000 tonnes de lait en poudre) sera racheté à prix fixe par l’Union. Second volet de l’aide : l’UE réactive ses subventions à l’exportation de produits laitiers en direction des pays tiers. Or, selon l’EDB, ces mesures relèvent plus du cadeau empoisonné que de l’aide.

Avant d’être abolis en 2015 pour faire place à la libéralisation du marché laitier, les quotas seront ainsi augmentés de deux pour cent et « répartis équitablement » entre les Etats membres. De ces deux systèmes (fixation de quotas rigides et marché libre), le LDB n’en veut aucun. Il préconise une autre voie, celle d’une régulation flexible des quantités produites, adaptée à la demande. « On nous a toujours dit que les agriculteurs étaient pour le marché libre. Mais on ne le leur a jamais demandé ! », s’exclame Fredy de Martines, président du LDB. Qu’à cela ne tienne, le LDB a tout simplement entrepris son propre sondage auprès des producteurs laitiers luxembourgeois. 317 entreprises (soit 37 pour cent de l’ensemble des exploitations qui n’ont pas toutes pu être contactées, faute de banque de données) ont donc choisi entre les trois voies proposées : au final, 23 % se sont exprimés pour le marché libre, 27 % pour le maintien du système actuel des quotas et 50 % pour une régulation flexible. Un résultat qui ne peut que confirmer la prise de position du LDB et son relais européen.

L’Europe sourde

Pourtant, alors que l’UE se veut « à l’écoute des citoyens », il y a peu de chances que les producteurs laitiers soient entendus. Lorsque le LDB avait rencontré, en novembre 2008, le ministre de l’agriculture Fernand Boden et sa secrétaire d’Etat Octavie Modert (tous deux CSV), la réponse fut sans appel : ils excluaient de voter contre une augmentation des quotas en conseil des ministres. L’argument invoqué : faute de pouvoir déboucher sur un vote unanime des 27 Etats membres, s’y opposer ne servirait à rien. En plus, la Commission avait fait part qu’elle allait camper sur ses positions. Une illustration typique du dialogue et du fonctionnement démocratique de l’Union.

Si ni le système actuel des quotas, ni le marché libre ne trouvent grâce aux yeux du LDB, c’est pour de bonnes raisons : les deux systèmes mettent en péril un grand nombre d’exploitations. Les surproductions ne correspondant pas à la demande du marché européen, elles conduisent à une chute des prix du kilo de lait et rattachent les exploitations aux rachats de l’UE, ce qui conduit à un déséquilibre de la production. De l’autre côté, la libéralisation du marché régulera la production à sa manière : brutalement. La course à la production de lait fera chuter les prix et les plus petites exploitations avec. Car tout le monde ne pourra pas tenir le coup avec les prix du marché mondial, d’autant plus que la concurrence venant d’autres continents (comme la Nouvelle-Zélande) peut se montrer particulièrement féroce.

Mais est-ce vraiment la volonté des autorités luxembourgeoises de maintenir une production laitière basée sur de petites et moyennes entreprises ? L’exemple du jeune agriculteur laitier de 28 ans, Yves Diederrich, est ainsi peut-être révélateur d’une certaine logique. Après ses études d’agronomie, le Service d’économie rurale (SER) du ministère de l’agriculture lui déconseilla fortement d’acheter de nouveaux quotas pour l’entreprise familiale que le jeune homme comptait reprendre. « Je l’ai quand même fait, ce qui a justifié quelques années plus tard ma demande d’aide pour l’achat d’une étable. Si je les avais écouté, je n’aurais jamais pu le faire », explique-t-il au woxx. Les aides : ce jeune agriculteur regrette qu’une grande partie des exploitations luxembourgeoises ne peuvent se passer d’aides pour survivre. A ses yeux, une production plus axée sur la demande réelle serait plus intéressante, car elle permettrait de maintenir les prix du kilo de lait à un niveau raisonnable pour les producteurs.

Si la vie n’est pas toujours rose pour les petits et moyens agriculteurs du Nord, elle est carrément infernale pour ceux du Sud. Car les subventions accordées par l’UE aux exportations laitières constituent « une nouvelle inondation pour les pays du Sud », selon Jean-Louis Zeien, président de Transfair Minka. Si l’inondation est laitière, elle n’en est pas moins ravageuse. En effet, les produits laitiers locaux des pays du Sud ne peuvent concurrencer les produits européens qui se vendent à des prix « dumpés » sur leurs marchés, ce qui ruine les exploitants locaux. Ainsi, les politiques d’aides au développement sont réduites à néant, ce qui fait dire à Zeien que « ni les politiques agricoles, ni les politiques de développement sont crédibles ».

Concurrence faussée et pas si libre

La Jamaïque est un exemple particulièrement flagrant des effets dévastateurs des exportations laitières subventionnées. Cette île des Caraïbes, si elle est connue pour sa production de produits plus « récréatifs », est également une grande productrice de lait. Et jusque dans les années 90, grâce à un marché protégé contre les importations, le secteur laitier connaissait une croissance rapide. Mais vers la fin de cette décennie, dans le cadre des politiques d’ajustements structurels de la Banque mondiale, l’île s’est vu contrainte de libéraliser ce marché. Rapidement inondée par du lait en poudre européen dont l’exportation était subventionnée à quatre millions d’euros par an, la Jamaïque a dû jeter, en 1999, des milliers de litres de lait que ses fermiers locaux avaient produits. Malgré les protestations de l’industrie laitière locale et de la Fédération des fermiers laitiers de la Jamaïque, l’UE a fait la sourde oreille.

Dans les pays du continent africain, la nouvelle vague des produits laitiers européens subventionnés est attendue comme un tsunami. Il faut savoir que le sous-secteur de l’élevage est un des secteurs les plus dynamiques du continent africain. Au Mali, il représente la troisième richesse du pays, après le coton et l’or, et assure à lui seul dix pour cent du PIB et constitue la principale ressource pour 30 pour cent de la population. Bien plus que dans les pays industrialisés, le lait constitue non seulement une source de revenus importante pour de nombreuses familles, mais également une source de protéines incontournable. Le continent africain étant encore faiblement urbanisé, la majorité de la population vit en milieu rural et 70 pour cent des ruraux vivent de l’élevage et donc grandement de la production laitière. En gros, 200 millions de personnes dépendent de ce secteur.

L’ampleur de la catastrophe que provoque la concurrence déloyale européenne est facilement imaginable lorsque l’on sait qu’au Burkina Faso par exemple, si les troupeaux comptent en moyenne entre cinq et vingt têtes pour une productivité de 110 litres par vache et par an, en Europe, la moyenne se situe à 28 têtes pour une productivité de 6.000 litres par vache et par an. Résultat : lorsque les produits laitiers locaux arrivent dans la distribution des villes africaines en quantité moindre que les produits européens, ils se vendent de surcroît à des prix plus élevés.

Malheureusement, l’Europe mène une politique similaire avec d’autres produits agricoles, étouffant ainsi toute chance de développement de l’économie africaine. Que cette politique pousse des milliers d’Africains ruinés à quitter leur continent pour trouver un minimum de moyens de subsistance dans les Etats de l’UE n’est donc pas étonnant. Certains « responsables » européens affirment que notre continent « ne peut pas accueillir toute la misère du monde ». Par contre, l’Europe est tout à fait capable de contribuer à ce que cette misère s’aggrave.


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