Le luxembourgeois plus vivant que jamais, le français qui perd en prestige social et l’allemand considéré comme laid et frustre. La nouvelle étude « Baleine » sur la situation linguistique du pays confirme une tendance.
« La langue luxembourgeoise est en voie de formation. Et ce processus continue ». Le sociologue Fernand Fehlen a le don de trouver les formules qui désarçonnent. Ainsi, la constitution de la langue luxembourgeoise ne serait pas encore aboutie ? Cette langue, que d’aucuns voient menacée au même titre que certaines espèces d’animaux, n’en serait, en quelque sorte, qu’au début de son histoire ? A propos d’espèces en danger d’extinction : l’étude – la troisième après ses éditions de 1997 et 2004 – « BaleineBis – Une enquête sur un marché linguistique multilingue en profonde mutation », a été présentée cette semaine au public. Ce n’est pourtant pas à cause de ces considérations existentielles que le titre « Baleine » a été choisi, mais plutôt en référence à un roman de Jean Portante, « Mrs Haroy ou la mémoire de la baleine » : « N’étant donc chez elles ni dans la mer, ni sur la terre, les baleines vivaient, selon les dires de notre instituteur, une vie tragique ».
La langue de Dicks, une langue au destin tragique ? Pas tout à fait. L’étude se veut « positive et optimiste ». Entendez : jamais dans son histoire, le luxembourgeois n’a connu autant de locuteurs. D’après les calculs de Fehlen, il en existerait au moins 400.000. En effet, environ 80 pour cent des résidents parlent le luxembourgeois, soit 385.000 personnes (avec les 285.000 résidents ayant le luxembourgeois comme langue maternelle et les 100.000 résidents non Luxembourgeois qui le parlent). Il faut ajouter à ce chiffre, 40.000 frontaliers qui ont déclaré le maîtriser : 74 % des Allemands, 29 % des Belges et tout de même 18 % des Français.
Toutefois, cette nouvelle dynamique n’empêche pas les tonalités alarmistes de la part de la classe politique. Lors de la conférence de presse, Fehlen s’est même autorisé une remarque à caractère politique, taclant l’Obama version pâle, Claude Meisch, leader du DP, qui a estimé qu’il fallait faire passer le droit aux Luxembourgeois de s’exprimer dans leur langue. « Cette revendication n’a rien à voir avec le monde avec lequel nous avons à faire », tranche le sociologue. Depuis quelques années, la surenchère linguistico-identitaire est en vogue : le vote des lois sur l’immigration, l’intégration et la nationalité luxembourgeoise, ainsi que son in-scription récente dans la constitution, témoignent de ce soucis de protéger le luxembourgeois.
Paradoxe linguistique
Enfin, l’ADR a résolument fait de la question identitaire son cheval de bataille pour les élections, se présentant comme seul protecteur authentique du luxembourgeois et allant jusqu’à accuser les autres partis parlementaires d’« enterrer la langue luxembourgeoise ». Viennent enfin les innombrables lettres aux rédactions et forums de discussion sur internet où la question linguistique fait rage, dont l’étude Baleine cite un extrait révélateur recueilli sur frontaliers.lu : « Au travail comme dans les magasins, je parle ma langue et rien d’autre ici et quelqu’un ne comprend rien, tant pis pour lui ou bien elle et le patron comprendra assez vite qu’il faut quelqu’un qui parle le luxembourgeois. »
Fehlen a une explication pour cette hystérie linguistique, qui relève, après tout, du paradoxe : la montée en puissance du luxembourgeois découvre d’autant plus les domaines où cette langue n’est pas ou peu pratiquée. De l’aveu même de Fehlen, la question linguistique demeure un sujet « sensible ». En rappelant dans son étude que la pétition en faveur du remplacement de la tricolore par le « lion héraldique des ducs de Lu-xembourg » avait récolté 10 pour cent de l’électorat tout comme les nombreuses initiatives sur internet contre les frontaliers, il souligne la pression que ces milieux exercent sur la classe politique, soumise au système électoral fortement personnalisé du panachage.
La question linguistique dépend par ailleurs de deux facteurs. Le premier est lié au chamboulement dans la hiérarchie des trois langues nationales (français, allemand, luxembourgeois). Le cas de la langue française est ainsi caractéristique : si elle perd de son prestige lié a son ancien statut de langue pratiquée par l’élite en opposition à « notre allemand », comme fut longtemps intitulé le luxembourgeois, idiome du bas peuple, elle gagne en locuteurs, notamment par le biais du salariat frontalier. En résulte, auprès de certains Luxembourgeois, un sentiment d’être minoritaires dans leur propre pays. Mais elle reste néanmoins « la langue de la culture, de la réussite scolaire, de la haute fonction publique et de la législation ». Afin de mieux illustrer l’usage des trois langues du pays, l’étude prend pour exemple le tribunal : « les policiers dressent leurs procès-verbaux en allemand, les témoins et inculpés sont interrogés en luxembourgeois, les plaidoiries se font en français et les jugements sont rendus et actés en français ».
Langue associée à la réussite sociale d’une part, mais également langue des couches les plus basses du salariat (restauration), l’importance sociale du français, désormais « banalisé », contraste avec celle du luxembourgeois : une étude économétrique démontre clairement que les Luxembourgeois sont bien mieux rémunérés que les étrangers, ces premiers constituant 83 pour cent des salariés du secteur public. En gros, 40 pour cent des Luxembourgeois travaillent pour ce secteur. Quant à l’allemand, il recule dans la mesure où le luxembourgeois le concurrence au niveau de la communication écrite et son usage semble de plus en plus identifié à un niveau d’éducation inférieur. Ainsi, 40 % des Luxembourgeois affirment maintenir leur correspondance privée en luxembourgeois, 35 % en français et seulement 22 % en allemand. La mutation s’est principalement opérée auprès des moins de 25 ans : 67 % affirment écrire en luxembourgeois, 22 % en français, mais seulement 6 % en allemand. Et à part les universitaires, qui, selon Fehlen, « restent fidèles au français », l’opposition luxembourgeois-allemand est révélateur d’un fossé social. Ainsi, si 63 % des instituteurs affirment employer le luxembourgeois pour leur correspondance privée, les ouvriers non-qualifiés ne l’utiliseraient qu’à 23 % contre 52 % qui continuent de préférer l’allemand.
« Le Preisesch mal-aimé »
L’évolution de la situation linguistique est tributaire de rapports économiques et sociaux. Si le français reste encore la langue la plus sollicitée dans les annonces d’offres d’emploi, l’étude a observé une augmentation dans l’exigence de la maîtrise du luxembourgeois. Et les demandes de cours de luxembourgeois aussi bien au grand-duché que dans les régions frontalières est un élément supplémentaire d’une évolution que Fehlen considère « non encore terminée » de la revalorisation du luxembourgeois. Pour le dire avec Bourdieu, le luxembourgeois profite d’un renversement des rapports de force symboliques.
Par ailleurs, et même si cela peut paraître anecdotique, l’étude a voulu se renseigner sur la perception stéréotypée de l’allemand, du français, de l’anglais et du luxembourgeois par les Luxembourgeois selon leur utilité, leur beauté, leur modernité, leur niveau culturel et leur aspect familier. Décidément, « la langue des poètes et des penseurs », l’allemand s’en tire très mal : à part être perçue, après le luxembourgeois évidemment, comme la langue la plus familière, elle est toutefois considérée comme étant la plus laide, la plus vieillotte, la plus fruste et la plus superflue. Le français reste aux yeux des Luxembourgeois la plus utile, la plus belle et la plus cultivée, tandis que l’anglais est considérée comme étant la plus moderne. Malheureusement, de son propre aveu l’étude ne parvient pas à cerner, ce que ces caractérisations exprimeraient « pour de vrai », à part le fait que les Luxembourgeois semblent donner systématiquement à l’allemand « le mauvais rôle », ce qui n’est certainement pas une nouveauté. L’ancien conflit avec nos voisins d’outre-Moselle ne semble pas conclu, même si, en ce début de 21e siècle, le luxembourgeois est en passe de dominer l’allemand. Sur ses propres terres, en tout cas.
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