Austérité budgétaire, réformes structurelles… les propositions de Frieden et Fontagné passent mal chez les syndicats. Il y a de bonnes raisons à cela, mais tout n’est pas mauvais dans les argumentations du ministre et de l’expert.
« L’OGBL dénonce une manoeuvre politique ayant pour but d’imposer un ordre du jour foncièrement anti-social et anti-salarial à la prochaine Tripartite. » Ce refus sans appel du « rapport Fontagné bis », par voie de communiqué de presse le lendemain de sa présentation, donne le ton des interventions syndicales destinées à contrer les propositions du patronat et du gouvernement.
Le Français Lionel Fontagné, « soi-disant économiste éminent » qui « ferait mieux de ne pas se mêler de la réalité luxembourgeoise » aux yeux du président de l’OGBL Jean-Claude Reding, n’est pas le seul à essuyer les critiques des syndicats. Quand la CGFP dénonce « l’épouvantail de la dette publique », elle vise le ministre des finances Luc Frieden. Alors que le document de Fontagné, présenté dans le cadre du « Paperjam Business Club », a surtout une valeur symbolique, le 11e programme de stabilité, adopté par le gouvernement et adressé à la Commission européenne, aura une influence bien plus directe sur les négociations tripartites à venir. Ce plan, présenté par Frieden il y a une semaine, fixe le chemin à suivre afin de ramener la dette publique à zéro en 2014 et l’importance des économies à effectuer : plusieurs centaines de millions d’euros par an.
L’argument le plus élémentaire des syndicats est en même temps le plus convaincant dans un pays où, pour beaucoup de gens, « la crise » reste une abstraction, faute d’avoir eu un impact dramatique sur leur quotidien : les chiffres du ministère des finances ne seraient pas fiables, les résultats seraient peut-être meilleurs que prévu pendant les années qui viennent, à quoi bon alors de faire des économies si demain l’abondance devait revenir. Jean-Claude Reding, lors de sa conférence de presse pré-tripartite, a même tenté le grand écart : tout en dénonçant les prévisions pessimistes, il a souligné la fragilité de la reprise – pour conclure qu’il fallait maintenir la politique de relance.
Vrai faux déficit
Ce procès de Fontagné et Frieden est de bonne guerre, mais occulte le fait que leurs déclarations et textes sont somme toute modérés, du moins dans leurs positionnements concrets. Ainsi, quand le ministre des finances base son programme de stabilité sur une croissance moyenne de trois pour cent dans les années à venir, on peut difficilement lui reprocher son pessimisme. En considérant les menaces qui planent sur les sources de revenus fiscaux telles que le secret bancaire ou le tourisme à la pompe, cela paraît même plutôt optimiste. D’autre part, Luc Frieden tient tout simplement compte des contraintes extérieures, quand il explique que le Luxembourg doit être plus prudent en matière de dette que des pays plus grands. Lionel Fontagné en fait autant, quand il raisonne sur la productivité luxembourgeoise non pas en termes absolus, mais en termes relatifs aux pays voisins. Plus généralement, l’appel de l’expert français à entreprendre des réformes structurelles fait particulièrement sens dans un pays marqué par une économie de niches. Enfin, les syndicats suggèrent qu’on pourrait continuer à s’endetter, mais peinent à répondre à la question : maintenir les dépenses, pour quoi faire ? Faut-il vraiment « dédramatiser » la dette afin de maintenir les primes à la casse ou d’augmenter les salaires dans la fonction publique ?
Cependant, les réactions des syndicats se comprennent mieux quand on se rappelle ce qui s’est passé vers le milieu de la décennie. En 2004, le premier « rapport Fontagné » avait déjà appelé à des réformes structurelles, mais certaines propositions comme un aménagement du salaire minimum et de l’indexation avaient entraîné l’hostilité des syndicats. Deux ans plus tard, le gouvernement s’est servi de ce rapport pour maquiller en réformes structurelles des mesures destinées à combler le déficit budgétaire. Lors des négociations tripartites, abandonné par ses camarades du LSAP, l’OGBL avait dû consentir à un moratoire sur l’indexation des salaires. Pour découvrir un an plus tard que les prévisions de déficit étaient erronnées. Notons au passage que Lionel Fontagné, lors de la présentation de son « rapport bis », n’a pas du tout critiqué que les mesures de 2006 ayent été purement conjoncturelles. Et alors que le moratoire de l’indexation était bien plus antisocial que les mesures qu’il avait proposées, il l’a qualifié de « pas dans la bonne direction ». Le flou qui entoure la source de financement de son « rapport bis » n’est peut-être pas étranger à cet alignement sur les positions patronales de l’expert « indépendant ».
Egarements structurels
Le programme de stabilité de Luc Frieden, en apparence raisonnable, peut être critiqué pour ses « a priori ». Ainsi, le ministre a annoncé qu’en cas de rentrées fiscales supérieures aux prévisions, l’Etat ne renoncerait pas aux économies, mais en profiterait pour réduire plus rapidement la dette, présentée comme une sorte de malédiction qui pèserait sur les générations futures. Cette idée fait partie de la panoplie idéologique néolibérale, alors que la conception keynésienne est bien plus nuancée : s’endetter fait sens pour un Etat, comme pour une entreprise dans la mesure où ils misent sur un accroissement futur de la productivité qui permettra de rééquilibrer leurs bilans. Appliqué au Luxembourg, il est rentable d’investir dans des projets d’avenir comme les transports en commun, les énergies renouvelables et la réorganisation territoriale. Si on ne le fait pas aujourd’hui, dans dix ans, cela reviendra bien plus cher en termes macroéconomiques que l’argent « économisé » par de telles coupes budgétaires irréfléchies. Plus généralement, Jean-Claude
Reding a bien raison de dénoncer l’attitude qui considère le chômage et la croissance insuffisante comme des fatalités auxquelles il faut s’adapter sous forme d’austérité budgétaire. Au niveau européen, les investissements décidés dans le cadre de politiques de relance contribueront à limiter l’impact de la crise sur la croissance à moyen terme.
Lionel Fontagné se montre plus circonspect sur la question de la dette. Mais son idée de baisser les cotisations sociales afin de relancer la demande, si elle ne pose pas de problème aux syndicats, est douteuse au niveau d’un petit pays ouvert sur l’extérieur. Et que dire de ses propos sur l’indexation des salaires, dans un contexte d’inflation très faible, et sur la baisse des indemnités de chômage – afin que « les syndicats exigent des salaires moins élevés » ?
Mais au-delà de ces morceaux d’idéologie néolibérale dans la « soupe Fontagné », on notera quelques éléments essentiels qui manquent. Ainsi l’expert ne remet pas en question l’orientation générale du partage de la valeur ajoutée en faveur du capital, qui pourtant est une des causes de la crise actuelle. De même, la nécessité impérieuse de développer à moyen terme un modèle de croissance verte n’est pas explicitement prise en considération.
Cela dit, on peut aussi regretter que le personnage Lionel Fontagné soit « grillé » politiquement au Luxembourg. Après tout, il a soulevé des questions pertinentes sur la compétitivité structurelle – que les syndicats ne sont d’ailleurs pas les seuls à préférer ignorer. Du coup, la tripartite à venir verra les salariés faire quelques concessions, le patronat obtenir quelques miettes, et l’Etat assainir son budget sans formuler des priorités politiques. Cela arrangera tout le monde, et les réformes structurelles attendront… jusqu’à ce qu’il soit trop tard.