Sous prétexte d’atteindre le mythologique risque zéro en matière de délinquance sexuelle, l’ancien ministre de la justice Luc Frieden avait pondu un projet de loi liberticide. Cette semaine, la Commission consultative des droits de l’Homme a sonné l’alarme.
« Si tu es prêt à sacrifier un peu de liberté pour te sentir en sécurité, tu ne mérites ni l’un, ni l’autre ». L’auteur de cette citation, Thomas Jefferson, l’un des pères fondateurs des Etats-Unis d’Amérique, n’aurait certainement pas vu d’un bon oeil le projet de loi relatif « à la prévention de la récidive chez les auteurs d’infractions à caractère sexuel ». Pourtant, le texte avait été déposé par un ancien étudiant de la prestigieuse université américaine d’Harvard, à savoir Luc Frieden, alors ministre de la Justice.
Les crimes et délits à caractère sexuel ont cette particularité de provoquer, non sans raison, un puissant sentiment de rejet auprès de la population et leur médiatisation régulière amène l’opinion publique à demander des sanctions drastiques, voire des mesures qui feraient que de telles horreurs ne se reproduisent plus. Il suffit qu’un responsable politique de la trempe d’un Sarkozy ou de sa version locale, c’est-à-dire un Frieden, s’empare du dossier, pour s’acharner à mettre en pièces des principes élémentaires de l’Etat de droit. C’est dans la logique du « risque zéro » que ce texte a été commis.
Il n’est donc pas étonnant que la Commission consultative des droits de l’Homme (CCDH) se soit saisi du texte, d’autant plus que les réformes prévues connaissent des précédents dans d’autres pays européens.
La principale « nouveauté » concerne en effet l’introduction de « mesures de sûreté » prévues à l’encontre de personnes ayant commis de tels crimes. Prétextant de réduire au maximum le risque de tels agissements, le ministre entendait ainsi introduire, en plus de la peine sanctionnée par la justice, des mesures destinées à empêcher toute récidive. Or, ces mesures rompent avec le principe « nulla poena sine lege » (nulle peine sans loi). Car elles impliquent une rétention de sûreté n’est pas comprise dans le cadre de la peine prononcée. En clair : le projet de loi mise sur une hypothétique dangerosité de l’auteur d’un crime sexuel, donc sur sa capacité de récidiver en cas de remise en liberté. Le projet de loi n’en est qu’au début de la procédure législative, et à part la CCDH, seul le Conseil d’Etat l’a pour l’instant avisé. Et ce dernier se montre très circonspect, posant le problème du « respect du principe de la légalité des peines » et citant le sénateur français Jean-René Lecerf, rapporteur du projet de loi français qui a inspiré le gouvernement luxembourgeois, qui évoquait une « révolution juridique », en ce qu’elle « autorise un enfermement après la peine d’emprisonnement ».
Car c’est bien de cela qu’il s’agit : selon le projet de loi, les mesures de sûreté ne sont pas comprises comme des peines. Pourtant, elles en ont toutes les caractéristiques, notamment la privation de liberté. Or, comme le mentionne la CCDH dans son avis qu’elle a présenté ce mercredi, « nos principes généraux de droit n’acceptent pas qu’une peine puisse être appliquée sans qu’une personne n’ait été reconnue coupable des faits qui lui sont reprochés. La rétention préventive telle que proposée par le projet de loi n’est donc pas acceptable ». Concrètement, si le texte devait être appliqué en l’état actuel, le condamné, après avoir purgé sa peine, serait renvoyé devant une juridiction nouvellement créée : un comité pluridisciplinaire constitué de magistrats, de psychiatres et autres acteurs du monde pénitentiaire. Celui-ci serait amené à soumettre le délinquant sexuel à des mesures de rétention comprenant une injonction de « soins » supplémentaires.
Dangerosité hypothétique
Ces mesures allant d’une à deux années pourront ainsi être prolongées, si la nouvelle juridiction estime que la personne continue à représenter un danger pour la société. Or, les auteurs du projet de loi semblent ne pas avoir la même définition de ce qu’est une peine que la Cour européenne des droits de l’Homme, qui avait déjà statué sur ce principe lors de l’arrêt Reinhard Mücke contre Allemagne du 17 décembre 2009 en concluant que « la détention de sûreté doit être qualifiée de peine. » Par ailleurs, la CCDH estime que la peine devrait « se suffire à elle-même » et s’interroge sur le fait que la sanction ne serait pas à même d’envisager dans son exécution propre des mesures de resocialisation et des thérapies destinées à éviter des « rechutes ».
Robert Badinter, l’ancien ministre français de la justice et actuel sénateur, qui, sous François Mitterrand, avait fait abolir la peine de mort, avait émis cette mise en garde dans une édition du « Monde » au mois de novembre 2007, alors que le projet de loi français fut présenté : « Avec la loi nouvelle, il n’y a plus d’infraction commise, mais un diagnostic psychiatrique de dangerosité, d’une prédisposition innée ou acquise à commettre des crimes. Que reste-t-il de la présomption d’innocence dans un tel système ? Après un siècle, nous voyons réapparaître le spectre de `l’homme dangereux‘ des positivistes Lambroso et Ferri, et la conception d’un appareil judiciaire voué à diagnostiquer et traiter la dangerosité pénale. On sait à quelles dérives funestes cette approche a conduit le système répressif des Etats totalitaires ».
Orange mécanique
Et c’est fort à propos que le Conseil d’Etat rappelle l’historique des mesures de sûreté dans le droit allemand : elles furent en effet introduites par la loi intitulée « Gesetz gegen gefährliche Gewohnheitsverbrecher und über Massregeln der Besserung und Sicherung » promulguée le 24 novembre… 1933. Et ces règles furent maintenues par les Alliés en 1945 jusqu’à ce que, lors de la réunification, les nouveaux Länder demandèrent à ne pas avoir à appliquer ces principes que la RDA n’avait pas repris. C’est à partir de ce moment que la République fédérale commença à s’interroger sur le bien-fondé de ces mesures.
Mais au-delà des considérations d’ordre juridique, les critiques à l’encontre du principe des mesures de sûreté se questionnent quant à la pertinence de l’arsenal thérapeutique envisagé. « C’est orange mécanique », ironise Victor Weitzel, membre de la CCDH et chargé du groupe de travail qui s’est penché sur le projet de loi, jugeant que les mesures thérapeutiques actuellement mise en pratique pour les délinquants sexuels se basent fondamentalement sur l’école « behavioriste accompagnée de traitements chimiques ». Dans son avis, la CCDH constate en effet « que le suivi psychiatrique des détenus du Centre pénitentiaire de Luxembourg est toujours problématique et qu’aucune approche thérapeutique n’a vraiment lieu en prison en ce qui concerne les délinquants sexuels. Or, il n’y a nul besoin de légiférer pour mettre en oeuvre un tel suivi ».
En 2007, le quotidien nord-américain New York Times avait déjà dressé un portrait accablant de la rétention de sécurité mettant en cause aussi bien son efficacité thérapeutique que son caractère extrêmement coûteux et cite l’exemple de Leroy Hendricks, qui, au moment de son placement en rétention, était un vieillard diabétique de 72 ans qui ne se déplaçait plus qu’en chaise roulante.
Par ailleurs, l’approche pathologique des délinquants sexuels serait assez problématique. Selon le criminologue Jean-Louis Senon, seuls un à quatre pour cent des auteurs d’actes de violence sexuelle seraient atteints de troubles mentaux. Et le professeur Eric Janus (1) estime que cette notion strictement pathologique du « prédateur sexuel » détourne l’attention de la violence structurelle vers la violence individuelle et conclut que les mesures de rétention sont marquées idéologiquement par des valeurs conservatrices. Et dédouane de ce fait la société de ses propres manquements.
Toutefois, comme Victor Weitzel l’a confié à la presse ce mercredi, le successeur au ministère de la justice de Luc Frieden, François Biltgen, aurait fait savoir à la CCDH qu’il reverrait le projet de loi concocté par son autoritariste collègue de parti. Reste à savoir si le gouvernement reviendrait effectivement sur une législation dont la plupart des pays à l’avoir éprouvé se détournent peu à peu.
(1) « Failure to protect : America’s sexual predator laws and the rise of the preventive state », Cornell university press, New York, 2006
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