La révolte populaire tunisienne fait des dommages collatéraux jusqu’au Luxembourg : en mettant à nu le cynisme et la bêtise de la politique économique et commerciale du pays.
Il y a celles et ceux qui ont de belles idées, des gens gentils, mais bon, pas très utiles, parce que quand il s’agit de produire des richesses, on ne les voit pas trop, n’est-ce pas ? Et puis, il y a les vrais mecs, les « décideurs », ceux qui portent des cravates et retroussent leurs manches, qui parlent « cash », qui ne s’embarrassent pas trop d’idées confuses mais qui entreprennent et « créent des emplois ». Ces derniers aiment la Tunisie, celle de Ben Ali et de sa clique, celle qui ouvre ses bras aux businessmen européens.
Mais l’histoire est ainsi faite qu’elle ringardise les surhommes en un claquement de doigts. Vendredi dernier, le ministère de l’économie et du commerce extérieur envoie à la presse un communiqué annonçant, dans une longue et laborieuse tirade « business-friendly », la « mission économique » du ministre Jeannot Krecké, membre du LSAP, en Algérie et en Tunisie du 9 au 12 janvier. Nous ne pouvons vous épargner un passage particulièrement croustillant : « L’environnement macro-économique favorable de ce pays nord-africain (la Tunisie, ndlr) lui a assuré une croissance économique constante, ce qui lui a permis d’attirer des investissements directs étrangers dans divers secteurs d’activité, grâce aussi à une main-d’oeuvre hautement qualifiée. La Tunisie a su s’intégrer de manière constructive dans l’économie mondiale, profitant de la libéralisation des échanges pour moderniser son secteur privé. »
Il est vrai que le régime tunisien est un bon élève aux yeux des entrepreneurs européens et d’une bonne partie de la caste politique du vieux continent. Dans un mélange peu ragoûtant de nostalgie post-coloniale et d’aveuglement devant un régime considéré comme autocrate mais éclairé, l’image d’Epinal d’une Tunisie ouverte et moderne développée avec un certain succès par le père de la nation Habib Bourguiba, est toujours d’actualité.
Lorsque Ben Ali, alors ministre de l’Intérieur, prit le pouvoir en 1987 en écartant Bourguiba dans un « putsch médical », les rues tunisiennes étaient plutôt calmes. L’officier de police avait promis une ouverture du régime. Elle fut de courte durée : trois ans plus tard, sous prétexte de combattre l’islamisme, 30.000 personnes furent arrêtées. Avec un pour cent de la population travaillant pour les services de sécurité (sans compter les indics en civil), ce petit pays qui compte autant d’habitants que la Belgique (environ dix millions) est facilement contrôlable : Tunis n’est pas une mégalopole comme Le Caire, les villes sont de taille humaine et la population se concentre dans la partie nord du pays. Avec les réformes libérales de ces dernières années, il n’est donc pas étonnant que le pays intéresse fortement les investisseurs étrangers, attirés par les avantages d’une économie tournée vers le tourisme et la sous-traitance et dont la main-d’oeuvre a intérêt à se tenir à carreau.
En préparation de la mission économique, le directeur de la Chambre de commerce, Pierre Gramegna, avait d’ailleurs donné le ton dans un courrier adressé aux entrepreneurs luxembourgeois. Il y rappelle que la Tunisie se classe première parmi les nations d’Afrique du Nord dans le classement « Doing Business » établi par la Banque mondiale en 2010 et loue sa politique de « libéralisation commerciale et de l’amélioration des performances bancaires » ainsi que de la « privatisation afin de renforcer la compétitivité de son économie ». Idem pour les télécommunications et les transports dont « l’expansion » serait basée « sur l’amélioration des infrastructures et la privatisation des secteurs ».
Ce sont pourtant ces réformes, qui, combinées au régime dictatorial, poussent les jeunes diplômés ainsi que désormais une grande partie du syndicat unique dans la rue. On connaît système économique plus efficace. Pourtant, le ministère de l’économie et du commerce, dont l’horizon politique ne dépasse pas celui d’un épicier ou d’un démarcheur, ne semble toujours pas avoir compris la leçon. Face à la révolte (qui a déjà fait plus d’une soixantaine de morts), Krecké n’a pas trouvé de meilleure explication à l’annulation de sa mission que l’impossibilité d’assurer la sécurité de la délégation ainsi que la planification des visites. Comme le souligne Danièle Weber sur les ondes de RTL, « pas un mot sur les personnes abattues dans la rue ». Et surtout pas un mot de travers sur Ben Ali, qui, s’il s’en sort, restera un partenaire privilégié du patronat luxembourgeois.