ONZE SEPTEMBRE DEUX MILLE UN: Un monde qui déraille

Oussama Ben Laden est mort. La « war on terror » est-elle pour autant terminée ? Et de quelle guerre s’agissait-il ? Retour sur les attentats du 11 septembre et l’état de la réflexion, dix ans après.

Etats-Unis durs
et espace Schengen mou,
prolifération nucléaire
et monde arabe déstabilisé –
le jeu Labyrinth de GMT met
en scène la « war on terror ».

Assommés nous étions, il y a dix ans, face au spectacle des attentats aux Etats-Unis. Le nombre de morts, la menace d’autres attaques terroristes, l’inquiétude concernant la riposte et ses conséquences étaient difficiles à digérer. Pourtant, dès fin septembre, nous nous sentions également assommés par la mise en scène médiatique de la destruction des deux tours, qui servait à légitimer l’option de la « war on terror ». Depuis, le choc s’est atténué – la menace terroriste a progressivement décliné, le caractère liberticide, cynique et meurtrier de la « war on terror » s’est progressivement révélé. Or, à l’occasion de la commémoration des attentats, les grands médias restituent surtout le climat d’ébranlement de l’époque – et nous assomment.

Pour mesurer ce qui a vraiment changé en ces dix ans, quoi de plus innocent que l’univers ludique ? Dès les premières semaines après les attentats, on trouvait sur le web de nombreux petits « jeux vidéo » du type « Kick Ben Laden » ou « New York Defender » permettant d’exorciser colère et sentiment d’impuissance face au terrorisme. Entre-temps, des « jeux de société » plus sophistiqués ont été publiés. L’un des plus récents, « Labyrinth », tente de simuler la guerre asymétrique entre les Etats-Unis et Al-Qaida. La superpuissance doit certes neutraliser les cellules terroristes et envahir des pays étrangers, mais elle est pénalisée si elle néglige la « guerre des idées » ou s’enlise dans un pays occupé…

Guerre civile mondiale

Bien plus « patriotique », le jeu de cartes « Lightning : War on Terror » met en concurrence plusieurs contingents de forces armées américaines qui doivent « libérer » des Etats voyous à coups de « Shock and Awe » et de « Smart Bombs ». Enfin, le jeu britannique « War on terror » a donné lieu à une série de controverses de par son caractère « satirique » ou « mauvais goût », au choix. Chaque joueur démarre à la tête d’une puissance néocolonialiste avide de pétrole et qui finance des terroristes pour arriver à ses fins. Progressivement, les puissances se rallient à l’« Axis of Evil » précipitant le monde dans une confrontation chaotique entre un empire surpuissant et des terroristes omniprésents…

Si le cynisme véhiculé par ce jeu est fondé, sa vision pessimiste de l’avenir ne s’est pas vérifiée. Le constat qu’Al-Qaida a échoué dans son affrontement avec l’Occident est aujourd’hui largement partagé. Pourtant, en 2001, la thèse d’un déclin de l’islamisme radical, avancé par l’expert français Gilles Kepel, semblait paradoxale. Dans sa « Chronique d’une guerre d’Orient », écrite dans la foulée des attentats, Kepel persistait et signait, en relevant notamment les condamnations d’Al Qaida par l’ensemble des autres courants islamistes. L’auteur rejetait le paradigme du choc des civilisations et proposait celui d’une guerre civile mondiale entre des camps extrémistes islamistes et néo-conservateurs et le camp du dialogue des cultures. Ce dernier camp devrait notamment miser sur l’islam européen modéré, « levain potentiel de la modernité », une thèse développée dans son livre « Fitna » (« discorde »).

Dans les premières pages de la « Chronique », Kepel avait aussi consigné son souvenir de l’assassinat de Sadate en 1981 : une jeune paysanne travaillant chez lui au Caire avait spontanément lancé « Allah veuille qu’ils l’aient tué ! » – à un moment où, comme le remarque l’auteur, la presse occidentale tressait des éloges au « président de la paix ». Depuis, le « printemps arabe » a révélé la véritable nature du régime égyptien et confirmé le déclin d’Al-Qaida. Dans une interview publiée dans le hors-série « La décennie Ben Laden » du Monde, Kepel revient sur les limites du succès médiatique du terrorisme islamiste : « [Cela] n’implique pas que les masses sont prêtes à vous porter au pouvoir. » Au contraire, les gens se rendent compte que ces opérations ne font rien pour résoudre l’impasse politique et économique dans laquelle ils se trouvent. A cela s’est rajoutée l’offensive d’Al-Qaida en Irak, qui ne s’en prend pas qu’aux envahisseurs, mais aussi aux groupes concurrents irakiens, avec des attentats qui tuent avant tout d’autres musulmans… Kepel note que cette perte d’attrait de l’islamisme incarné par Ben Laden s’est vérifiée lors des récentes révolutions arabes.

La gauche divisée

Si Al-Qaida a perdu sur le plan idéologique, est-ce que l’Occident a pour autant gagné la « guerre des idées » ? Sûrement pas, car au lieu d’opposer au fanatisme religieux les idéaux de tolérance et de droits humains, sa riposte a été marquée par l’islamophobie, la répression et l’abandon des valeurs libérales. Après tout, les régimes ébranlés par le « printemps arabe » étaient des dictatures courtisées et dédouanées par nos gouvernements. Et même le Luxembourg s’en est pris à sa communauté musulmane, avec des bobards sur la présence de cellules terroristes, une action de police d’une brutalité inouïe en 2003 et des courriers de lecteurs interminables dénonçant pêle-mêle la construction de minarets, l’abattage rituel et le port du foulard.

Si le camp conservateur était assez unanime pour soutenir la manière forte dans la « war on terror », le camp progressiste s’est divisé dès les premières réactions au 11-septembre. Outre-Atlantique, l’intellectuelle de gauche Susan Sontag soutenait qu’il ne s’agissait pas d’une attaque dirigée contre « le monde libre », mais contre les « alliances et actions » de la superpuissance américaine. Au contraire, son homologue Christopher Hitchens estimait que l’« islamofascisme » à l’origine des attentats constituait l’ennemi numéro un de la gauche libérale. L’Europe aussi a vu se développer des positions extrêmes, entre ceux qui se solidarisent avec la lutte anti-impérialiste en Afghanistan et ceux qui soutiennent l’interventionnisme occidental tous azimuts. Cela ne doit pas faire oublier qu’une bonne partie du camp progressiste soutient l’idée d’un dialogue critique mais respectueux avec l’islam, et s’est montré, au fil des ans, de plus en plus critique face aux excès de la « war on terror ». Quant aux théories du complot concernant le 11-septembre, si elles ont un succès indéniable à gauche, il est vrai que tout n’est pas clair dans la « version officielle » du récit des attentats, mais les « versions véritables » ne sont guère plus cohérentes.

Tandis que la plupart des publications actuelles s’adonnent à ces spéculations ou se contentent de rappeler les événements, le livre « 12 septembre, l’Amérique d’après », comme le hors-série mentionné, donne un aperçu des réflexions menées depuis dix ans. Le livre rassemble des textes, des dessins de presse et de courtes bandes dessinées par des auteurs français et américains. Paradoxalement, comme le montre le dialogue illustré entre Plantu et Daryl Cagle, ce sont aujourd’hui les intellectuels d’outre-Atlantique qui sont les plus critiques envers les Etats-Unis. Cela contraste avec la débâcle des « grands médias indépendants » américains qu’on constatait jusqu’en 2003, quand le patriotisme étouffait tout esprit critique face aux interventions en Afghanistan et en Irak. Cependant, en voyant l’enthousiasme aveugle des intellectuels des deux côtés de l’Atlantique face aux bombardements en Libye, on peut douter que les bonnes leçons aient été tirées.

Les milliers de morts américains effacés par des dizaines de milliers de victimes de la « war on terror », la peur du terrorisme apaisée par l’élimination de Ben Laden, le monde va-t-il retrouver son cours normal ? Les blessures sont profondes : New York, la capitale de la mondialisation, mortifiée, les principes de l’ordre international violés, les droits humains bafoués… Alors que la réponse au double défi posé par la crise économique et écologique demanderait des valeurs communes et un climat de confiance à l’échelle globale, on a plutôt le sentiment qu’en ce début de 21e siècle, le monde est en train de dérailler.

La décennie Ben Laden, Le Monde, juillet 2011
12 septembre, l’Amérique d’après, Casterman 2011
Fitna, guerre au coeur de l’islam, Gilles Kepel, Gallimard 2004


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