SECONDE GUERRE MONDIALE: Le choix de la collaboration

L’historien Vincent Artuso, qui a participé au colloque sur l’histoire de la communauté juive au Luxembourg, revient dans cet article sur la collaboration institutionnelle luxembourgeoise durant cette période.

Emancipation, Eclosion, Persécution.
Tel était le titre d’un colloque pluridisciplinaire sur le développement de la communauté juive luxem-bourgeoise de la Révolution française à la Seconde Guerre mondiale, qui s’est tenu mercredi et jeudi de cette semaine.
L’événement était organisé
par le projet de recherche « PARTIZIP »
de l’Université du Luxembourg.
Pour illustrer l‘article , nous avons utilisé la photo ci-dessus qui montre une déportation à partir de la gare de Hollerich. Nous avons trouvé cette photo sur le site du «Holocaust education & archive research» dont la légende indique qu‘il s‘agirait d‘une déportation de juifs. La même photo se retrouve aussi sur le site de Yad Vashem, qui en donne une explication identique. Il s‘avère cependant que la photo montre plutôt des «Umgesiedelte», donc des ressortissants luxembourgeois non-juifs déportés par les autorités nazies vers la Silésie. Le fait que les personnes ne portent pas d‘étoile jaune (obligatoire pour tout juif à cette époque) et la tenue vestimentaire hivernale des victimes (alors que les juifs étaient déjà spoliés de leurs vêtements chauds depuis plusieurs mois) confirment l‘erreur d‘interprétation de la photo. L‘atmosphère relativement détendue de la photo est un autre indice qu‘il ne s‘agit pas d‘un transport de juifs – normalement accompagné par des policiers voir des soldats lourdement armés. Comme nous l‘a confirmé par ailleurs le directeur du Centre de documentation et de recherche sur la Résistance, Paul Dostert, cette photo a servi comme pièce au Tribunal international de Nuremberg. La légende erronée avait probablement été attribuée par un historien américain à cette occasion. Il semble bien qu‘à ce jour aucune photo de déportations de juifs à partir de Luxembourg ne semble exister.

La Seconde Guerre mondiale tient une place privilégiée dans l’écriture de l’épopée nationale luxembourgeoise. La résistance contre l’occupation y est l’équivalent des guerres de libération dans lesquelles la plupart des Etats-nations voient leur genèse. Cette période a donné naissance à de nombreux mythes dont certains ont été validés par l’historiographie officielle.

Ainsi, selon le récit classique, le gouvernement et la Grande-Duchesse quittèrent le pays pour se soustraire à l’emprise allemande. Tandis qu’ils défendaient les intérêts supérieurs du pays à partir de l’exil, le territoire national était annexé de fait par l’Allemagne. Il exista certes une Commission administrative, mais celle-ci ne s’occupa que de questions techniques. De toute manière, comme les autres institutions luxembourgeoises, elle fut rapidement dissoute, cédant le pas à l’administration allemande du Gauleiter Simon.

Il est possible d’affirmer aujourd’hui que les choses ne se déroulèrent pas tout à fait de cette manière. Tout d’abord, presque trois mois s’écoulèrent entre l’invasion et l’arrivée du Gauleiter ; trois mois riches en événements, où rien n’était encore écrit. Ensuite, de nombreux Luxembourgeois, sinon la majorité, furent choqués par le départ du gouvernement et cessèrent de le considérer comme leur représentant légitime. Enfin, la Commission administrative fut un véritable gouvernement, qui fit un choix politique : celui de la collaboration institutionnelle. Une stratégie qui allait amener l’administration luxembourgeoise à apporter sa contribution à la persécution des juifs. Mais revenons en arrière.

Le gouvernement Dupong avait prévu de quitter le pays en cas d’invasion dès le mois de janvier 1940. Mais contrairement à leurs homologues belges et néerlandais, les ministres luxembourgeois ne laissaient aucune instruction pour l’administration du pays en leur absence. L’annonce de leur départ au petit matin du 10 mai 1940 fut accueillie avec consternation, notamment par le secrétaire général du gouvernement, Albert Wehrer. Cela ressort à la lecture de l’aide-mémoire qu’il rédigea après la guerre (1).

Dans les mois qui avaient précédé l’invasion, Wehrer n’avait eu de cesse de souligner le danger que représentait l’absence de lois d’intérim. Plus généralement, il était hostile au principe même du départ car il savait que le gouvernement se rendrait en France et craignait que l’Allemagne y trouve prétexte pour déclarer la guerre au Grand-Duché.

Quand dans l’après-midi du 10 mai 1940 le chargé d’affaires allemand, Joseph von Radowitz, vint lui demander quelle était la position de son gouvernement, Wehrer fut pris au dépourvu. Il contacta l’ancien ministre d’Etat, Emile Reuter, qui présidait alors la Chambre des députés. Tous deux décidèrent de réunir les parlementaires restés au Luxembourg et le lendemain ceux-ci adoptèrent une résolution instituant la Commission de gouvernement – qui prit le nom de Commission administrative quelques jours plus tard. La résolution accordait à cette commission les pouvoirs étendus que le gouvernement s’était fait attribuer par les lois du 28 septembre 1938 et du 29 août 1939, que Wehrer qualifia lui-même de lois des « pleins pouvoirs ».

Un gouvernement qui prône la collaboration

Arrêtons-nous sur ces deux lois. La première permettait au gouvernement de légiférer sans intervention de la Chambre des députés. Elle lui permettait également de recourir à des crédits budgétaires exceptionnels, c’est-à-dire non votés. Le terme de cette loi était fixé au 31 octobre 1939. La deuxième loi prolongeait ces pouvoirs extraordinaires jusqu’à « disposition contraire » et autorisait le gouvernement à différer toutes les élections.

La Chambre des députés donnait ainsi à la Commission des pouvoirs exceptionnels normalement réservés au gouvernement en exil. Ce qui signifie qu’au lendemain de l’invasion le Luxembourg eut deux gouvernements. Sauf à considérer que le gouvernement en exil avait cessé d’exister.

Deux documents indiquent que cette interprétation a bel et bien existé. Ils furent rédigés en 1945 par les anciens membres de la Commission administrative, qui craignaient d’être poursuivis en raison de leur action durant les premiers mois de l’occupation. Le fonds des Archives nationales contenant ces documents n’a été ouvert au public qu’en 2004.

Le premier est une « Note des anciens membres de la Commission administrative sur leur attitude dans la question de la VdB ». On y trouve une mise au point très claire sur la manière dont ceux-ci concevaient leur rapport au gouvernement en exil :

« Le gouvernement n`est pas le supérieur hiérarchique de la Commission. Celle-ci tenait son autorité et sa compétence non du gouvernement, qui en partant ne lui laissa ni délégation ni instruction, mais de la Chambre et du Conseil d`Etat. Dans la mesure où les membres de la Commission agissaient en exécution de ce mandat, ils exerçaient une compétence propre et nécessairement indépendante en droit, à l`instar de celle du gouvernement régulier lui-même. »

Se pose alors la question : comment deux organes investis d’une égale légitimité pouvaient-ils coexister ? La réponse est fournie par le second document, intitulé « Mémoire des Conseillers de gouvernement, anciens membres de la Commission administrative sur la question de la VdB », qui contient ce passage crucial :

« Il n`est pas possible de supposer que le gouvernement n`ait pas envisagé la situation en même temps que les conséquences qui en émanaient du point de vue du droit des gens. Il savait aussi que (selon l’article 109 de la Constitution) `le siège du gouvernement ne peut être déplacé que momentanément pour des raisons graves, alors cependant que l`état de fait qui l`amenait à quitter Luxembourg excluait l`espoir d`un retour prochain.‘ »

En clair, selon les auteurs du mémoire, le gouvernement avait cessé d’exister le 10 mai 1940. La Commission ne se percevait pas comme un simple organe administratif, mais comme le nouveau gouvernement du pays. Si elle prenait le pouvoir, c’était pour mener sa propre politique : collaborer avec le Reich en échange d’une garantie que la souveraineté du Grand-Duché serait préservée.

L’administration luxembourgeoise recense les enfants juifs

Les membres de la Commission administrative pensaient qu’en restant en poste, ils sauraient infléchir la politique du Gauleiter. Mais dans les faits, la Commission fut progressivement rabaissée au rang de courroie de transmission du pouvoir nazi. Notamment dans le cadre de la politique antisémite de ce dernier, comme le démontrent des documents provenant des archives du Consistoire israélite, remises aux ANL en novembre 2008 (2).

A l’occasion de la rentrée scolaire de septembre 1940, l’administration civile allemande demanda à la Commission administrative de recenser les élèves juifs et de les exclure des écoles du Luxembourg. Sur ce, la Commission adressa une circulaire aux commissaires de district le 6 septembre 1940. Ceux-ci devaient informer les bourgmestres que les enseignants de leurs communes auraient à établir des listes d’enfants juifs. Les modalités de ce recensement n’étaient pas précisées et son application fut diverse selon les établissements et les communes.

Les directeurs de l’Institut Emile Metz et de l’Ecole d’Agriculture firent le strict minimum. Ils répondirent qu’ils avaient demandé à tous les élèves juifs de se faire connaître. Personne n’ayant répondu, ils en concluaient qu’il n’y avait pas d’élèves juifs dans leurs établissements. Le directeur de l’Ecole d’In-dustrie et de Commerce de Luxembourg annonça quant à lui qu’il avait reçu les parents d’élèves juifs pour leur annoncer personnellement l’exclusion de leurs enfants, mais n’en cita ni les noms, ni le nombre. Les directeurs de l’Ecole d’Artisanat, du Lycée d’Echternach et de l’Athénée de Luxembourg en revanche rapportèrent qu’ils avaient exclu, respectivement, quatre, un et sept élèves juifs, avec indication des noms.

A Mondorf, on fit preuve de zèle. Le bourgmestre fit savoir à la Commission administrative qu’il y avait une situation problématique dans sa commune. Quatre enfants d`ascendance juive partielle, baptisés de surcroît, y étaient scolarisés. Que devait-il faire ? En réponse, la Commission administrative émit une nouvelle circulaire, le 7 novembre 1940, indiquant que les cas de « Mischlinge » de-vaient lui être signalés « mit Angabe ob das Kind von einem, zwei oder drei der Rasse nach volljüdischen Grosseltern abstammt ».

Un autre exemple montre que l’administration luxembourgeoise ne se contenta pas d’obéir aux exigences allemandes sous la menace mais prit parfois des initiatives. Le 9 novembre 1940, l’administration civile demanda à la Commission administrative de constater le nombre de juifs polonais qui se trouvaient encore au Luxembourg. La réponse tomba le 21 novembre :

« Auf das Schreiben vom 9.11.40 (?) beehre ich mich mitzuteilen, dass die Zahl der unabgemeldeten polnischen Juden gemäss der beiliegenden namentlichen Liste 480 beträgt. Die Liste wurde nach Durchsicht sämtlicher Akten der Fremdenpolizei auf Grund der Namen und Vornamen der Interessenten aufgestellt, da die Anmeldungen eine Rubrik über Religion oder Rassenzugehörigkeit nicht enthalten. »

La Commission administrative fut finalement supprimée le 23 décembre 1940. Elle avait alors cessé de servir. Entre-temps, Gustav Simon avait suffisamment étoffé son propre appareil administratif. Cette dissolution signait l’échec d’une politique de collaboration institutionnelle qui n’avait eu aucun résultat, sinon de faire de l’administration luxembourgeoise un rouage, infime mais réel, de la gigantesque entreprise de mort qui commençait à se mettre en branle.

(1) « La Seconde Guerre mondiale : la mission et l`activité politiques de la Commission administrative. Aide-mémoire sur les événements politiques de mai à octobre 1940. » Ce document qui n’a jamais été publié est toutefois consultable à la Bibliothèque nationale de Luxembourg.

(2) Certains de ces documents étaient déjà connus de Paul Cerf qui les mentionna dans un article intitulé « L’attitude de la population luxembourgeoise à l’égard des juifs pendant l’occupation allemande », publié dans l’ouvrage collectif « La présence juive au Luxembourg du Moyen Âge au XXe siècle ». Cerf ne mentionnait toutefois pas l’origine de ces sources.


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