La stratégie de Lisbonne peut-elle jouer en faveur de l’emploi et renforcer la cohésion sociale? C’est du moins ce qu’affirme le récent rapport du Statec „Travail et cohésion sociale“.
Créé en 1983, le Luxembourg Income Study (LIS) a pour objectif „la recherche comparative dans le domaine de l’inégalité des revenus, de la pauvreté, du marché du travail et de la politique sociale“. Ainsi, le LIS comprend une énorme banque de données avec des informations d’une trentaine de pays. Cette a.s.b.l. met ensuite ces données à la disposition du monde de la recherche en excluant toute utilisation à caractère commercial. S’appuyant sur ce vivier d’informations, le Statec vient de publier un rapport intitulé „Travail et cohésion sociale“. Comme son nom l’indique, le rapport met l’accent sur la notion de travail, élément pivot de la cohésion sociale.
Outrepassant le caractère purement scientifique de l’étude, le rapport souligne l’importance de la stratégie de Lisbonne, relancée lors du Conseil européen du 23 mars, sous présidence luxembourgeoise, qui tourne autour de trois axes – la connaissance et l’innovation comme moteurs d’une croissance durable, l’attraction de l’Europe pour investir et travailler et la mise au service de la croissance et de l’emploi en faveur de la cohésion sociale.
Depuis son adoption en mars 2000, la stratégie de Lisbonne, qui visait alors à faire de l’Union européenne d’ici 2010 „l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde“, est considérée par les dirigeant-e-s politiques de l’Union comme une sorte de remède miracle. C’était sans compter le retournement de conjoncture à partir de 2001 et la récession qui s’en suivit.
A l’annonce de certains chiffres, un étonnement planait tout de même dans la salle lors de la conférence de presse conjointe du Statec et du LIS ce mardi: dix pour cent de la population luxembourgeoise vivent en-dessous du seuil de pauvreté. Sans les transferts sociaux, ce chiffre augmenterait de 30 pour cent. Une deuxième donnée a fait son effet dans la salle: les 6,3 pour cent de „working poor“ – l’OGBL estime ce taux à 8 pour cent – c’est-à-dire les personnes disposant d’une activité rémunérée sans pour autant sortir du seuil du pauvreté.
Travailler et rester pauvre
La stratégie adoptée dans la capitale portugaise serait-elle donc réellement la réponse à ces maux? Jeannot Krecké, ministre socialiste de l’économie et „Mr. Lissabon“, est plutôt optimiste: „La stratégie de Lisbonne ne concerne pas que l’économie, mais aussi la cohésion sociale“. Jean-Claude Reding, président de l’OGBL, se veut plus prudent: „Cette stratégie peut être interprétée de manières si différentes que tout le monde est en mesure d’en retenir ce qu’il veut“.
Pour Michel Husson, chercheur français à l’Institut de recherches économiques et sociales, elle prend place dans une démarche libérale qui est contradictoire à ses yeux: „D’un côté on veut augmenter les dépenses de recherche, élever la qualification, mais, en pratique on coupe les budgets et on organise la précarisation“.
Jean-Claude Reding rappelle que son organisation avait publié un document critique envers les lignes directrices de la stratégie, et se veut plutôt sceptique: „Je doute que la stratégie nous sorte du marasme économique dans lequel nous nous trouvons. Les réformes structurelles constamment prônées favorisent l’austérité budgétaire“. Dans un document de travail publié en avril 2005, Gilles Raveaud, professeur à Paris VIII et chercheur auprès de divers instituts de recherche, s’inscrit dans cette logique, lorsqu’il analyse la signification que Lisbonne donne à la „création d’un Etat social actif“ qui implique, selon lui, de remplacer les mécanismes de redistribution actuels par des mesures „encourageant la population à travailler“. Pire, lorsqu’il en va de modernisation du modèle social européen, il faut comprendre l’accélération de „la libéralisation dans des secteurs tels que le gaz, l’électricité, les services postaux et les transports“.
Optimisme patronal
En matière de modernisation, l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL), qui regroupe l’ensemble des organisations patronales à l’exclusion de celles du secteur primaire, entend également moderniser les services sociaux. Pierre Bley, secrétaire général de la fédération, estime que les contraintes du pacte de stabilité donnent le ton et „qu’il faut tout faire pour assurer le financement des services sociaux, entre autres par le biais d’une rationalisation des allocations“. Partageant l’optimisme de Jeannot Krecké, Pierre Bley voit dans la stratégie de Lisbonne une chance. Selon lui, le défi principal réside dans la croissance économique, sans laquelle le financement des prestations sociales est impossible. Toujours selon Pierre Bley, „la création d’emploi passe également par la recherche et l’innovation“.
Dans une optique différente, Jean-Claude Reding mise plutôt sur une orientation économique „fondamentalement différente“ à ce qui est actuellement mis en oeuvre au niveau européen: „Il faut se défaire du pacte de stabilité et instaurer une politique anticyclique afin que les gens aient accès à un véritable salaire“. Constatant que le fossé entre les revenus croî t constamment, il estime „qu’il faut se donner les moyens budgétaires“ d’une politique volontariste. Aux antipodes donc des prescriptions rigoureuses de Bruxelles.
Avec son rapport, le Statec a fourni un travail rigoureux et un outil intéressant. Malgré cela, force est de constater qu’il fournit, en se fondant sur une stratégie libérale, des réponses qui sont à l’origine du délitement social et de l’augmentation de la pauvreté. En conférant de fait à la stratégie de Lisbonne une caution scientifique, il met en question l’indépendance réelle du Statec. Entre la statistique et les prescriptions économiques, il y a en effet un mur, que le Statec franchit trop allègrement.