Après des années de tergiversations, le Luxembourg s’apprête à se doter d’un organe de contrôle des médias audiovisuels digne de ce nom. Reste à savoir si cet organe aura les moyens, dans la pratique, de remplir ses missions.
On se souvient encore du « running gag » lors de la présentation de l’alors nouvelle équipe de la Commission nationale des programmes (CNP), en 2008. Le président fraîchement élu, l’avocat et conseiller communal socialiste de la capitale Tom Krieps, y avait comparé le CNP à une mâchoire n’ayant pas encore atteint l’âge adulte, en référence au nombre de membres (25) qui le constituait par rapport au nombre de dents d’une mâchoire adulte (32). Si l’image était un peu tirée par les cheveux, le président lançait également un message politique : le CNP n’a pas les moyens, ni humains, ni légaux, pour mener à bien sa mission. Aujourd’hui encore, Krieps raconte qu’il lui est toujours pénible, au niveau européen, de se présenter aux organismes homologues d’autres pays qui disposent eux de véritables pouvoirs : « Nous ne sommes tout simplement pas crédibles. »
Cela va peut-être changer. Cette semaine, le ministre des Communications François Biltgen (CSV), a fièrement présenté son projet de loi, adopté en Conseil des ministres la semaine dernière en précisant: « C’est l’avant-dernier projet prévu dans l’accord de coalition en ma qualité de ministre des Communications ». La nouvelle autorité portera un joli nom, Alia pour « Autorité luxembourgeoise indépendante de l’audiovisuel ». « Alia », cela signifie « autre » en latin (oui, le ministre nous a demandé de rechercher la signification en latin, ce que nous avons fait en bon élève). Cela signifie également « ascendant » en hébreu (« aliyah »), mais il nous est difficile de savoir qui retournera sur quelle terre promise. Celle d’une régulation médiatique moderne et démocratique dans un pays où la télévision fut quasiment inventée ?
Ce qui est certain, c’est que le texte de Biltgen comble une lacune. Tout d’abord, il met fin à la disparité entre les trois organismes chargés jusqu’à présent de surveiller le champ médiatique : le CNP donc, mais aussi le Service des médias et des communications du ministère d’Etat (SMC) et la Commission indépendante de la radiodiffusion (CIR). De plus, la loi qui les fusionne les dotera également de pouvoirs de sanction. Jusqu’à présent, cela n’était que le cas très relativement : le CNP et la CIR peuvent uniquement déclencher une procédure judiciaire pouvant aboutir au retrait d’une concession ou d’une permission d’émettre. Ce n’est qu’un pouvoir d’initiative qui ne leur permet d’intervenir ni dans la qualification de la pratique constatée, ni dans la détermination de la sanction. Le retrait de concession est évidemment la « bombe atomique », mais le problème, c’est qu’il n’existe aucune graduation des sanctions, ce qui rend caduc le contrôle de pratiques problématiques de gravité mineure. C’est un peu comme si une nation n’était dotée que d’un arsenal nucléaire, mais dépourvue d’armes conventionnelles.
La Bombe, mais pas l’infanterie
Si le projet de loi était adopté en l’état (il ne se trouve qu’au début du processus législatif), l’Alia disposerait donc non seulement du pouvoir de prononcer un blâme (sanction mineure) et de retirer de manière temporaire ou permanente une concession (sanction majeure), mais également, sur une échelle médiane, d’infliger des amendes financières. Des amendes qui peuvent être dissuasives : allant de 250 à 250.000 euros, elles peuvent être doublées en cas de récidive. Même un géant comme RTL peut se passer de tels frais. En plus du contrôle – et non de la « surveillance », comme le précise Biltgen – du champ audiovisuel, l’Alia se voit aussi attribuer une nouvelle tâche : celle de classer les films sortant dans les salles obscures, mais aussi, plus ardue, de contrôler la publicité.
Une fois dotée de ses armes légales, l’Alia aura-t-elle les ressources humaines suffisantes pour remplir correctement ses missions ? Cela reste à voir : actuellement le CNP ne dispose que de deux postes à plein-temps, ce qui est largement insuffisant. En effet, le paysage audiovisuel luxembourgeois est plus vaste qu’il ne paraît : il ne s’agit pas uniquement de contrôler des programmes diffusés par des chaînes « luxembourgeoises », mais de l’ensemble des programmes diffusés par des chaînes appartenant au groupe CLT-UFA dont le siège social est au Luxembourg. L’Alia devra comprendre cinq permanents : aux deux postes du CNP qui lui seront transférés, s’ajouteront deux postes supplémentaires ainsi que celui du directeur administratif. Et afin de garantir un minimum de transparence, un organe consultatif composé de 25 représentant-e-s des « forces vives de la nation » pourra aviser le travail de l’Alia. Cette assemblée n’est pas une nouveauté, car elle existe déjà au niveau de la CNP. Biltgen souhaite néanmoins revoir sa composition en l’élargissant à d’autres organisations. Toutefois, il voudrait « dépolitiser » cet organe : actuellement, toutes les fractions représentées à la Chambre des dépu-
té-e-s y ont un siège.
Pseudo-neutralité politique
C’est toutefois une fausse bonne idée : quiconque connaissant un tant soit peu le paysage politico-associatif du pays sait pertinemment que les représentant-e-s des associations sont tou-t-e-s peu ou prou encarté-e-s quelque part. Et le fait de « chasser » officiellement les représentant-e-s des partis politiques aura pour effet que ces derniers s’activeront afin de pouvoir y placer, à travers les associations de la société civile, leurs membres. Autant alors maintenir le statut quo et assurer formellement la représentation de la diversité politique. Un point de vue que partage Tom Krieps (délégué par le LSAP), qui tient d’ailleurs à dédramatiser : « Je dois dire que la collaboration avec le représentant du DP et celui des Verts se passe très bien. Ils font d’autant plus d’efforts de ne pas travailler de manière partisane. Et de toute façon, je préfère que les choses soient claires ». L’attitude intransigeante de Biltgen s’explique peut-être par son expérience de chat échaudé : à l’époque où il était le secrétaire de fraction du CSV, il portait également la casquette de « Monsieur RTL », en y représentant son parti au sein d’une commission des programmes interne à la chaîne.
Malgré ce désaccord, Tom Krieps se félicite de l’initiative du ministre (« je ne crache pas dans la soupe »), mais regrette que la CNP n’ait pas été consultée en amont lors de l’élaboration du texte. Et une autre question de taille se pose : l’Alia va-t-elle réellement pouvoir participer à l’élaboration du contrat de concession entre RTL et le gouvernement ? Jusqu’à présent, ce contrat, contrairement au cahier des charges qui est public, a toujours été gardé comme un secret d’Etat. Interrogé par le woxx, le ministre a répondu par l’affirmative. Cependant, RTL reste le géant qu’il est et il est peu probable qu’il se laisse intimider. Sûre de son pouvoir, la chaîne sait qu’elle a les politiques à sa botte. Il est en effet rare qu’un homme ou une femme politique dont l’exposition régulière sur l’unique grande chaîne de télévision est vitale, ose s’y frotter. Tom Krieps en sait quelque chose : son père Robert Krieps, ministre de la culture dans les années 1970 et 1980, avait dû ferrailler ferme pour permettre la création d’une station de radio publique, la « 100,7 ».
Si les attributions et le champ de compétences de la future Alia sont conséquentes, elle devra également se coltiner les conséquences de l’évolution technologique : en effet, au 21e siècle, il ne s’agit plus uniquement de contrôler la télévision et la radio, il y a aussi internet. Et sur ce point, le ministre avoue qu’il faudra encore peaufiner le texte. Les médias électroniques sont-ils en effet tous à ranger dans le domaine de l’audiovisuel ? Quid d’un site qui agrémente ses articles journalistiques de vidéos ? A partir de quand peut-on considérer qu’il s’agit d’un service où l’audiovisuel prédomine ? L’évolution rapide, voire exponentielle des médias électroniques, aussi fascinante soit-elle, donnera encore beaucoup de grain à moudre aux institutions officielles chargées de les surveiller. L’important étant toutefois qu’elles ne s’y cassent pas les dents.