TABLE RONDE: Erotisme de papier

La table ronde « Presse unter Druck » a tenté de clarifier la situation de la presse écrite au Luxembourg, touchée aussi de plein fouet par la crise. Si la situation n’apparaît pas seulement négative, les angoisses par rapport à l’avenir se précisent.

Une belle ronde pour débattre l’avenir de la presse écrite, de gauche à droite : Fernand Morbach, Ines Kurschat, Marc Gerges, Renée Wagener, Danièle Weber, les jambes de Jacques Drescher et François Biltgen.

La soirée a commencé par une agréable surprise pour les organisateurs, le woxx et RTL. Même si le pays est malmené par des scandales qui éclatent presque quotidiennement, il semble que l’intérêt porté aux médias écrits n’en souffre nullement. Sinon, comment expliquer que la salle de l’Exit07 était remplie jusqu’à la dernière rangée ? Peut-être que la – triste – actualité des licenciements et restructurations dans la plus grande entreprise de presse luxembourgeoise, les éditions Saint-Paul, a incité le public à venir en nombre. Car, en effet, les décisions brutales du très catholique éditeur de mettre à la porte 75 personnes, en majorité des techniciens, et de déplacer dans d’autres entreprises plus de 100 personnes ont eu comme conséquence une manifestation devant les portes de l’entreprise à Gasperich. Cela a sûrement renforcé la visibilité de la crise que traverse la presse en ce moment. Car finalement, si même Saint-Paul vacille, qu’en est-il des autres ?

Une première vue d’ensemble thématique de la table ronde était dédiée justement à ce thème : la situation au Luxembourg, crise ou pas crise ? Pour Jacques Drescher, ancien de la Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek et du Lëtzebuerger Land et actuel rédacteur en chef de l’hebdomadaire satirique De Feierkrop, il n’y a pas de crise. Du moins pour son canard, vu qu’il ne dépend pas de l’aide à la presse. « Certes, nous ne connaissons plus des sommets de popularité comme en 1993, mais je peux dire que notre situation est assez stable et que nous envisageons le futur de façon sereine », a-t-il déclaré. Pour Marc Gerges, également un ancien du Lëtzebuerger Land et actuellement conseiller médiatique indépendant, la situation est plus complexe. Il a rappelé que l’aide à la presse contribuait à déformer la situation du marché, en évoquant l’exemple de Paperjam : « Certes, ce produit a mis un certain temps pour s’imposer en tant que publication de qualité journalistique, mais entre-temps il est le lieu de travail de 70 personnes. Ce qui démontre qu’on peut aussi exister sans l’aide à la presse et vendre du papier. »

Dangereuse proximité des journalistes avec les politiciens?

Fernand Morbach, journaliste au Luxemburger Wort et wort.lu, est revenu sur la situation dans sa maison en expliquant que les choix étaient certes rudes, mais nécessaires pour qu’une telle entreprise ait encore un avenir. Une « newsroom » remplacera toutes les petites rédactions, ce qui permettra à tous les formats de puiser à la même source. Selon Ines Kurschat, journaliste au Lëtzebuerger Land, présidente du syndicat SJL et membre du Conseil de presse, il est clair que le marché est sous pression et que des changements sont inévitables. Finalement, le ministre des Communications et des Médias, François Biltgen, a fait une annonce qui sonnait en même temps comme une promesse et un peu comme une menace : « Début 2013, Jean-Claude Juncker et moi-même allons consulter tous les éditeurs pour voir comment nous allons envisager le futur. »

Un signe donc que même les plus hautes sphères politiques semblent conscientes des bouleversements qui agitent le petit monde de la presse luxembourgeoise.

Pourtant, il y a aussi des choses qui ne changent pas et qui ne sont pas forcément positives pour l’image du journalisme luxembourgeois. Ainsi, la grande majorité des produits de presse sont encore et toujours perçus comme représentant des partis. Si pour François Biltgen, le Luxemburger Wort n’est plus le journal de son parti, pour Ines Kurschat, les choses sont plus compliquées : « Certes, en période normale, les journaux ont tendance à se défaire de leurs anciens liens. Mais quand les élections approchent, chacun défend son camp. » Un problème que chacun des participant-e-s reconnaît est la proximité entre les journalistes et certains politiciens, une problématique que même François Biltgen ne nie pas. Pour Jacques Drescher cette proximité est bien réelle et a un effet pervers : « Si les politiques ont une mauvaise image, celle-ci déteint aussi sur la presse, soupçonnée être de connivence avec eux. » Mais c’est Fernand Morbach qui a résolument élargi ce débat en pointant d’autres liens, ceux avec les acteurs économiques : « Si on met à part la presse classique, nous sommes littéralement submergés de magazines souvent gratuits et tirés sur papier glacé, qui ne font rien d’autre que de la publicité pour certaines entreprises. »

Comme avec le monde de l’économie.

C’est pour au moins diminuer ces dépendances que l’aide à la presse a été inventée, du moins c’en est une des raisons. Car lors de son invention en 1976, les enjeux étaient encore différents. D’un côté il fallait contrer la mort lente de la presse, qui était moribonde à cause de la crise des années 1970. De l’autre il s’agissait de briser le monopole des éditions Saint-Paul, en profitant du fait qu’à cette période, le CSV se trouvait sur les bancs de l’opposition. Et puis aussi pour garantir une stabilité des prix et maintenir le pluralisme politique. Mais entre-temps, l’aide à la presse est aussi sujette à de nombreuses critiques, comme celle de Marc Gerges qui pointe que « cette aide n’est plus une aide à la presse, mais une aide à l’imprimerie », vu que les critères ne sont que quantitatifs. Jacques Drescher évoquait à cet endroit le modèle français, plus juste à ses yeux : si le titre de presse engrange plus de profits, grâce à plus de publicité ou plus de lectorat, l’aide à la presse baisse en conséquence. Une évolution possible pour le Luxembourg, où les grands de Saint-Paul et Editpress se partagent 80 pour cent du gâteau.

D’autres modèles pourraient aussi ressortir du conflit, avec l’autre grand ennemi de la presse écrite, l’internet et la culture du tout gratuit. Selon les estimations de François Lamour du Ceps/Instead il y aurait bien un lien négatif entre presse en ligne et presse payante , mais les choses ne seraient pas si simples. Ainsi, l’internet et les gratuits intéressent avant tout les jeunes, les classes populaires et les minorités qui ne se reconnaissent pas dans la presse payante. C’est pourquoi Marc Gerges a jeté la question suivante dans la ronde : « Avec qui la presse veut-elle communiquer de nos jours ? Et de continuer : « La presse doit réagir, et se conformer aux nouvelles habitudes de lecture. »

We are the 20 percent !

Pour Fernand Morbach, l’internet est une bonne occasion pour répondre au multilinguisme du Luxembourg. Mais pour lui aussi, le journalisme luxembourgeois doit s’adapter aux nouvelles réalités et sortir de sa torpeur. Les deux modératrices de la soirée, Renée Wagener et Danièle Weber, ont voulu savoir si une aide à la presse pour l’internet était envisageable. La réponse du ministre a démontré combien l’engourdissment des journalistes se reflétait au niveau gouvernemental. Pour toute réponse à cette question – et à chaque fois que le thème de l’internet était évoqué – François Biltgen renvoyait à son « attrait érotique pour le papier ». Preuve que le responsable gouvernemental ne veut pas vraiment se confronter à ce changement de perspective fondamental. Même s’il évoquait à nouveau les consultations promises, le public n’avait pas vraiment l’impression que Biltgen « le nostalgique du papier » soit à la hauteur des enjeux. Sauf au moment où il s’agissait de l’aide à la presse indirecte, qui passe par les fameux « avis » que les journaux impriment et qui sont rémunérés par l’Etat : là, François Biltgen « l’entreprenant » a évoqué l’idée que le gouvernement pourrait aussi bien les publier sur l’internet et que la presse serait donc privée de cette manne.

Ainsi, cette table ronde aura montré que la situation confortable de certains titres de presse appartiendra peut-être bientôt au passé. Seule la presse elle-même peut se sauver en s’adaptant aux nouvelles réalités – car si elle attend que le gouvernement prenne en compte celles-ci, elle attendra encore longtemps.

L’émission « Background » sur RTL Radio reprendra ce samedi midi les meilleurs extraits du débat.


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