Film de guerre magistral, « Zero Dark Thirty » n’échappe pourtant pas aux contradictions internes de la construction identitaire à l’américaine.
Enfin un film où le critique peut révéler la fin à ses lecteurs – vu qu’ils la connaissent de toute façon. Oui, le méchant meurt à la fin. Cet ultra-méchant, qui pour une fois n’est pas une figure sortie tout droit d’une bande dessinée, aura tenu en haleine la planète entière pendant plus d’une décennie : Oussama Ben Laden. Dans le nouveau film de Kathryn Bigelow, qui s’était déjà illustrée dans le genre du film de guerre avec « The Hurt Locker » en 2008, le spectateur assiste à la chasse à l’homme probablement la plus coûteuse de l’histoire – celle de la plus grande puissance financière et militaire pour un seul homme, sur lequel elle projette tout le mal qui lui est arrivé.
Basé sur des événements réels, comme il est écrit dans l’avant-propos du film, « Zero Dark Thirty » nous amène directement au coeur des ténèbres américaines du début du 21e siècle : les sinistres « Black Sites » de la CIA. Disséminés dans des « Etats-amis » un peu partout sur la planète, ce sont des centres d’interrogation dans lesquels sont amenés les suspects de terrorisme enlevés par des agents de la CIA, en dehors de toute légalité. Le début du film voit l’arrivée de Maya (Jessica Chastain), une agente et analyste fraîchement débarquée de Washington sur un de ces sites, situé au Pakistan. Mais la jeune femme à la frêle allure n’est pas du tout l’être sensible que l’on pourrait imaginer. Bien que dégoûtée au début par les méthodes d’interrogation pratiquées par son collègue Dan (Jason Clarke) – qui en fait ne sont rien d’autre que de la torture aussi bien physique que mentale – elle n’en fait pas un cas de conscience. Au contraire, au fil du temps, elle se prend au jeu et utilise non seulement et sans hésiter les « renseignements » obtenus sous la torture, mais s’y met elle-même. Lorsqu’une de ses proches collègues de travail meurt dans un attentat – un piège tendu par les talibans qui avaient fait croire aux Américains qu’ils leurs livreraient un suspect appartenant au cercle dirigeant d’Al-Qaïda – sa détermination se mue en obsession. Une obsession seulement satisfaite le jour où l’opération « Geronimo » est un succès. Ce n’est qu’après que la pression a été relâchée que l’héroïne s’effondre et entame le dur chemin du retour vers la réalité.
Si Kathryn Bigelow montre sans complexes les crimes contre l’humanité commis par les Etats-Unis dans les « Black Sites » et n’hésite pas à donner à voir des séances de torture difficilement soutenables, « Zero Dark Thirty » n’est tout de même pas un film qui chercherait à les excuser. Pour deux bonnes raisons : celles et ceux qui ne connaissent pas l’ampleur des opérations d’enlèvements et de torture organisés par les Américains, ni les erreurs commises et encore moins le fait que parmi ces détenus figuraient – et figurent encore – de nombreux innocents, seraient tentés de croire que, même si ces actes sont dégueulasses, ils étaient nécessaires pour attraper le méchant. Ils seront encore plus tentés de le croire, puisque « Zero Dark Thirty » est définitivement un film de l’Amérique sous Barack Obama. Entendez par là que tous les actes de torture et les débordements de violence sont attribués à l’administration de George W. Bush, de sinistre mémoire. La non-fermeture de Guantánamo ? Les attaques de drones sur des civils ? Motus.
En ce sens, « Zero Dark Thirty » est un exercice d’exorcisme qui ne fonctionne pas vraiment d’un point de vue européen. Mais pour le reste, c’est un film de guerre accompli dans la droite ligne d’un « Black Hawk Down » et autres films récents – et qui entrera sûrement dans les cours d’histoire.
A l’Utopolis.