BONNES FEUILLES (1/6): La naissance d’un contre-gouvernement 

Dans le premier chapitre de son mémoire de thèse, l’historien revient sur la naïveté dangereuse du gouvernement, qui n’avait rien préparé pour le cas de l’invasion. Laissée seule avec les problèmes du pays, la Commission administrative accepta la coopération avec les Allemands.

Avec le début de l’occupation allemande au Luxembourg commença d’abord et surtout une épisode de doutes où rien n’était clair.

A la veille de l’invasion, l’éventualité d’un départ du gouvernement avait à peine été évoquée. Albert Wehrer indique que ce n’est qu’à la fin du mois de janvier 1940 que Joseph Bech, ministre des Affaires étrangères, lui fit savoir, sans plus de précision, qu’en cas d’invasion, le gouvernement envisagerait de se retirer « à la frontière opposée à celle par laquelle l’invasion se ferait et de quitter éventuellement le pays si l’intégralité du territoire était occupée ». Cette formulation prudente était conforme à la neutralité à laquelle le gouvernement était tenu en raison du statut international du Grand-Duché. Elle laissait entendre que l’attaque pouvait venir de toutes parts alors que, comme le prouve la suite du récit, le ministre des Affaires étrangères avait la certitude que l’agresseur ne pouvait venir que d’Allemagne : «  Il me disait aussi que nos chargés d’affaires à Paris et à Bruxelles recevraient d’avance l’ordre écrit d’informer les puissances garantes, plus spécialement la Grande-Bretagne et la France, de l’invasion et de la violation de notre neutralité et l’ordre de transmettre à ces gouvernements la protestation du gouvernement grand-ducal contre la nouvelle violation de notre neutralité ».

Ce n’est que quatre ou cinq semaines plus tard, au cours d’un conseil de gouvernement, que la question fut de nouveau abordée. Une commission chargée d’étudier les mesures à prévoir pour l’administration du pays en cas d’invasion, composée d’Albert Wehrer, de Jean Metzdorff et d’Eugène Schaus, fut nommée. Pierre Dupong, chef du gouvernement, fit également savoir que si les membres du gouvernement étaient mis dans l’impossibilité « de remplir leurs fonctions dans une partie du territoire national ou sur toute l’étendue du territoire », ils seraient représentés par les conseillers de gouvernement, « leurs représentants naturels ». Albert Wehrer partit ensuite pour Bruxelles pour s’informer les intentions du gouvernement belge en cas d’invasion. Fernand van Langenhove, secrétaire d’Etat au ministère des Affaires étrangères, lui apprit que « tout était préparé ». Un projet de loi, donnant aux secrétaires généraux des pouvoirs administratifs déterminés, avait été rédigé et devait être soumis aux députés dès les premiers jours de l’invasion. Le gouvernement belge accepta de transmettre le texte de loi à son homologue luxembourgeois et Joseph Bech chargea la commission d’étudier l’applicabilité d’un régime analogue au Grand-Duché. Les travaux de la commission furent interrompus par l’entrée au Luxembourg de la Wehrmacht, le 10 mai 1940.

Pris au dépourvu, les ministres ainsi que la famille grand-ducale durent gagner le sud du pays par leurs propres moyens. Bech eut une première conversation téléphonique avec Wehrer, à l’issue de laquelle ce dernier se précipita au siège du gouvernement pour y détruire des documents jugés compromettants. Revenu chez lui vers quatre ou cinq heures du matin, il fut de nouveau contacté par le ministre des Affaires étrangères qui lui annonça que la Souveraine et le gouvernement s’apprêtaient à franchir la frontière française. Deux heures plus tard, le chargé d’affaires allemand, Joseph von Radowitz, lui remettait un mémorandum de son gouvernement. L’Allemagne, y était-il proclamé, s’engageait à garantir l’indépendance du Grand-Duché et reconnaissait sa neutralité. Les troupes allemandes n’étaient entrées au Luxembourg que pour prévenir une invasion franco-britannique. Wehrer lui répondit que l’Exécutif avait quitté la capitale. Pressé par le diplomate allemand, il essaya en vain de contacter les ministres. Les communications avec le Sud étaient coupées. Dans l’après-midi, Radowitz présenta Wehrer aux représentants de l’administration militaire allemande : le général Gullmann, Feldkommandant, ainsi que les généraux Aulet et Turner. Au cours de cette entrevue, les Allemands acceptèrent les principes envisagés par les autorités luxembourgeoises les mois précédents. En l’absence des ministres, l’administration du pays serait assumée par les conseillers de gouvernement. Wehrer mit ensuite Emile Reuter, alors président de la Chambre des députés, au courant de la teneur de l’entretien.

S’il n’était « pas possible de supposer que le gouvernement n’ait pas envisagé la situation en même temps que les conséquences de son départ du point de vue du droit des gens », c’est qu’il n’était pas envisageable que les ministres fussent idiots.

La Chambre se réunit dans l’après-midi du samedi 11 mai et adopta une résolution instituant une Commission de gouvernement. Ce jour-là, les députés ne donnaient pas seulement au nouvel organe les moyens de fonctionner efficacement. Ils lui accordèrent les pouvoirs exceptionnels que le gouvernement s’était fait attribuer par la loi du 28 septembre 1938, que Wehrer nomme loi des pleins pouvoirs et par celle du 29 août 1939. Cette résolution conférait donc d’emblée à la Commission une légitimité rivalisant avec celle du Gouvernement en exil. La décision était d’une extrême gravité et il fallait bien s’attendre à ce que quelqu’un dût en assumer la responsabilité au retour du gouvernement. Sauf à considérer que ce dernier avait purement et simplement cessé d’exister en quittant le Grand-Duché.

Deux documents, signés après la guerre par les membres de la Commission administrative ? à l’exception notable de Wehrer ?, montrent qu’une telle interprétation des faits a existé. Le premier est une « Note des anciens membres de la Commission administrative sur leur attitude dans la question de la VdB ». Il contient une mise au point très claire sur la manière dont ceux-ci concevaient leur rapport au Gouvernement en exil : « Le gouvernement n’est pas le supérieur hiérarchique de la Commission. Celle-ci tenait son autorité et sa compétence non du gouvernement, qui en partant ne lui laissa ni délégation ni instruction, mais de la Chambre et du Conseil d’Etat. Dans la mesure où les membres de la Commission agissaient en exécution de ce mandat, ils exerçaient une compétence propre et nécessairement indépendante en droit, à l’instar de celle du gouvernement régulier lui-même. »

Le second document, un « Mémoire des Conseillers de gouvernement, anciens membres de la Commission administrative sur la question de la VdB », démarre lui aussi sur quelques lignes acides. Les anciens membres de la Commission administrative y rappellent d’abord que la nouvelle du départ du gouvernement dans la nuit du 9 au 10 mai fut accueillie par la population avec une stupéfaction à la fois douloureuse et indignée. Du point de vue du droit public, le corps social luxembourgeois se trouvait amputé de deux organes essentiels. Ni le pouvoir législatif, ni le pouvoir exécutif ne pouvaient plus fonctionner selon les règles de la constitution : « Il n’est pas possible de supposer que le gouvernement n’ait pas envisagé la situation en même temps que les conséquences qui en émanaient du point de vue du droit des gens. Il savait aussi que « le siège du gouvernement ne peut être déplacé que momentanément pour des raisons graves (constitution art. 109), alors cependant que l’état de fait qui l’amenait à quitter Luxembourg excluait l’espoir d’un retour prochain ».

La Commission administrative ne remplaçait pas un pouvoir absent.

S’il n’était « pas possible de supposer que le gouvernement n’ait pas envisagé la situation en même temps que les conséquences de son départ du point de vue du droit des gens », c’est qu’il n’était pas envisageable que les ministres fussent idiots. Et puisqu’ils n’étaient pas idiots, c’est qu’ils devaient être conscients à ce moment-là ? ou avaient à présent tout intérêt à ouvrir les yeux sur le fait que, l’article 109 de la constitution ne prévoyant un déplacement du siège du gouvernement « que momentanément pour des raisons graves « alors que celui-ci partait dans un contexte qui « excluait l’espoir d’un retour prochain, » ils sortaient complètement du cadre de la constitution et agissaient hors la loi fondamentale du Grand-Duché, ce qui lève le paradoxe qui est au c?ur même de la note. Comment, en effet, une commission ayant reçu un mandat de la Chambre et du Conseil d’Etat, et exerçant « une compétence propre et nécessairement indépendante en droit, à l’instar de celle du gouvernement régulier lui-même », pouvait-elle coexister avec celui-ci ? Eh bien elle n’avait pas à le faire, puisque ce gouvernement avait, selon elle, cessé d’exister.

La Commission administrative ne remplaçait pas un pouvoir absent, elle prenait le pouvoir pour mener une politique aux antipodes de celle du gouvernement. Albert Wehrer, dans son mémoire, ne laisse-t-il pas entendre lourdement qu’il trouvait son attitude dans les mois précédant la guerre irresponsable ? Selon toute vraisemblance il lui en voulut pour ce départ auquel nul ne s’était préparé. Il désapprouva probablement aussi la première décision que prirent les ministres, une fois arrivés à Paris. Dès le 10 mai 1940, le gouvernement luxembourgeois faisait parvenir, par l’intermédiaire de ses chargés d’affaires à Paris et Bruxelles, une demande d’aide à ses homologues français et britannique. Ces notes avaient été conçues par le ministère des Affaires étrangères plusieurs mois à l’avance. Wehrer, qui en avait pris lecture en janvier 1940, avait d’emblée désapprouvé leur contenu, jugeant que certaines formulations permettraient à l’Allemagne de déclarer la guerre au Luxembourg. Le lendemain, la Chambre des députés adoptait donc le texte qui instaurait la Commission de gouvernement en lui donnant d’emblée les mêmes pouvoirs que ceux dont avait joui le cabinet.

Près d’une semaine après l’invasion, Wehrer put estimer que l’évolution de la situation lui donnait raison. Le 17 mai 1940, le général Gullmann lui fit savoir que, depuis la veille au soir, le ministère des Affaires étrangères du Reich considérait qu’il existait un état de guerre entre le Luxembourg et l’Allemagne. Cette décision était motivée par l’attitude adoptée par le gouvernement luxembourgeois depuis son arrivée en France. Wehrer protesta d’abord verbalement puis, après avoir mis la Chambre au courant, rédigea une note qui fut remise au général dans l’après-midi. Le lendemain Gullmann revit Wehrer pour lui indiquer que la collaboration entre les autorités militaires allemandes et la Commission de gouvernement pourrait continuer selon les modalités désormais habituelles, avec toutefois quelques aménagements. Wehrer proposa de changer le nom de la « Commission de gouvernement » en « Commission administrative ». Le général accepta, ainsi que la Chambre des députés qui vota le 23 mai 1940. Dans les semaines qui suivirent, les rapports entre les membres de la Commission et les officiers de l’administration militaire allemande devaient rester corrects, voire cordiaux.

Si les anciens conseillers prirent le risque de réveiller les souvenirs du mois de mai 1940 en janvier 1945, alors que la guerre n’était pas encore terminée, c’est parce l’épuration des administrations commença à ce moment. Eux-mêmes firent l’objet d’enquêtes. La note et le mémoire entraient dans le cadre de leur stratégie de défense. Une stratégie offensive mais habilement dosée. Ils voulaient rappeler à ces ministres revenus au pays qu’en cas d’extrême nécessité ils pouvaient rompre le silence et les mettre dans l’embarras. Le retour du gouvernement, fin septembre 1944, ne s’était pas fait dans la sérénité. Les ministres durent faire face à l’hostilité d’une partie des milieux résistants, au moins jusqu’aux élections législatives d’octobre 1945, et craignirent même d’être renversés par un putsch.

Les anciens membres de la Commission administrative n’étaient pas des pyromanes. Ils étaient prêts à « considérer ce collège comme dissous quoique aucun texte n’ait abrogé la résolution-loi du 16 mai 1940 », à condition qu’on les traite avec une certaine considération. Pour l’instant ils se gardaient bien de déchirer complètement la version officielle du gouvernement concernant son départ. Après la première charge, le ton du mémoire se fait plus conciliant. Si le gouvernement se résolut à quitter le pays « au moment où le peuple confié à sa garde avait le plus besoin de lui »c’est parce que les ministres savaient que le Reich hitlérien ne reculerait devant rien pour imposer sa volonté. Soumis à son arbitraire, la grande-duchesse et le gouvernement auraient été amenés à faire des concessions qui auraient pu mettre en danger l’indépendance du pays. « Nul homme raisonnable ne pouvait donc faire grief au gouvernement d’un abandon de poste imposé par la nécessité ». Mais le reproche habilement formulé sur lequel s’ouvre ce passage, tout comme l’antithèse qui le clôt, montrent que la concession était purement verbale.


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