CATALOGNE: « Unis, joyeux et combatifs »

Après la victoire du « non » lors du référendum sur l’indépendance en Ecosse, les Catalans veulent être les prochains à décider de leur sort.

« Volem Votar ! » – « Nous voulons voter ! » est devenu le cri de guerre d’une bonne partie de la population catalane.

Elles chantaient « L’Estaca », les centaines de milliers de personnes rassemblées devant les mairies à travers la Catalogne pour dénoncer ce qu’elles considèrent comme une attaque contre leurs droits démocratiques. La chanson de Lluis Llach, sorte de héros national en Catalogne, reproduit un dialogue entre un grand-père et son petit-fils. « Ne voyez-vous donc pas le pieu auquel nous sommes tous attachés ? », demande le petit-fils, et le grand-père, qui le voit très bien, ce pieu, rétorque : « Si nous tirons tous, il va tomber… et nous pourrons nous libérer. » Ecrite durant la dictature du général Franco, la chanson est un appel à l’unité et à la lutte collective contre l’oppression. Quand en 1970, la censure franquiste interdit à Lluis Llach d’interpréter « L’Estaca » en concert à Madrid, le chanteur reste muet, au garde-à-vous devant son public, pendant que son pianiste en joue la mélodie. Les 3.000 personnes présentes au concert entonnent alors le chant. « L’Estaca » devient l’hymne de la résistance antifasciste, chanté ou fredonné lors d’un grand nombre de manifestations.

En Ecosse, au final, 55 pour cent des votants ont dit non à la question : « L’Ecosse doit-elle être un pays indépendant ? » Le référendum, principale revendication du Scottish National Party arrivé au pouvoir en 2007, était devenu incontournable avec la réélection du parti d’Alexander Salmond en 2011. Celui-ci est très axé sur la question sociale, conséquence de l’éloignement du Labour Party, traditionnellement très fort en Ecosse, de son électorat écossais. La décision de tenir un référendum a forcé les grands partis britanniques à faire des concessions. On a pu assister à une politisation et à une participation active d’une grande partie de la population. Traditionnellement très élevé lors des élections, le taux d’abstention ne s’est élevé qu’à 15 pour cent lors du vote de septembre dernier. Dans les grandes villes, comme Glasgow ou Dundee, le « oui » a été plus fort, tandis que dans le Sud rural, le « non » a pris le dessus. Même si l’Ecosse ne sera pas indépendante dans un avenir proche, la question de sa place au sein du Royaume-Uni n’est pas résolue. Cependant, la progression du « oui » à quelques jours du référendum a envoyé un signal fort : finalement, ce sont les Ecossais qui décident de leur sort, et le gouvernement de Londres ferait mieux d’être à l’écoute de leurs requêtes.

« Au départ d’un processus d’indépendance, il y a toujours une partie de la population qui se sent discriminée, voire injustement traitée », dit Antoni Montserrat Moliner, ancien président du Centre catalan de Luxembourg (CCL) et membre de l’Asamblea nacional de Catalunya (ANC). « Dès que cette perception se généralise, le souhait d’indépendance devient majoritaire. A ce moment-là, le devoir d’un gouvernement est d’ouvrir la voie à des négociations. » Pour lui, le gouvernement espagnol, contrairement au britannique, fait ce qu’il ne fallait pas faire : « Quand un des partis refuse toute négociation, les gens arrivent à la conviction qu’il n’y a rien à attendre de ce parti. »

« Au départ d’un processus d’indépendance, il y a toujours une partie de la population qui se sent discriminée. »

La Catalogne, « Catalunya » dans la langue du pays, naît au IXe siècle. Au XIIe siècle, le mariage entre le comte de Barcelone et l’héritière du royaume d’Aragon donne vie à la couronne d’Aragon, qui se lance dans une politique d’expansion en Méditerranée, conquérant les îles Baléares, le royaume de Valence, la Sicile ou encore la Sardaigne. Au XVe siècle, les couronnes d’Aragon et de Castille fusionnent et jettent ainsi les bases de l’Espagne moderne. Les autorités catalanes essayent de conserver leur autonomie, mais se heurtent à la politique centralisatrice de l’empire des Habsbourg espagnols. Au XVIIe siècle, lors de la guerre franco-espagnole, une partie de la population catalane se révolte contre le centralisme espagnol. La « guerre des faucheurs » (Guerra dels Segadors), qui d’ailleurs est à l’origine de l’hymne national catalan (« Els Segadors »), mène à la première proclamation d’une « République catalane ». Les gouvernants catalans se tournent alors vers la France, qui profite de la situation et annexe les territoires catalans du nord des Pyrénées, la « Catalunya Nord ».

Lors de la guerre de succession entre les Habsbourg et les Bourbons, les Catalans s’allient aux Habsbourg, moins centralistes. Ce sont les Bourbons qui l’emportent, et la Catalogne en paye le prix fort. En 1714, le 11 septembre, après un siège d’un an, la ville de Barcelone tombe. Le 11 septembre deviendra par la suite le jour de la fête nationale catalane, la « Diada ».

Les Catalans sont-ils purement égoïstes ? « En sachant qu’un processus d’indépendance entraîne des coûts de transition très élevés, à tous les niveaux, on ne peut parler d’égoïsme », répond Antoni Montserrat Moliner. Les Catalans bénéficient déjà de certains droits d’autonomie, leur langue est officiellement reconnue, que veulent-ils de plus ? « Si la langue catalane a un statut aujourd’hui, c’est parce que nous l’avons créé nous-mêmes. Tous les jours, l’Etat espagnol mène une guerre contre le catalan ! », s’énerve-t-il. « Le comble a été la décision de la Cour suprême, qui disait : si, dans une classe de 25 élèves, il y en a un dont les parents veulent que les cours se tiennent en espagnol, ça doit se faire. » (En 2010, ndlr.) Il sourit : « Bien sûr, nous n’avons pas appliqué cela. La désobéissance, en Catalogne, on la pratique depuis longtemps. » Mis à part le problème linguistique, pourquoi la Catalogne devrait-elle devenir indépendante ? « La discrimination culturelle est, elle aussi, un fait. Pour l’Etat espagnol, il existe une culture supérieure, l’espagnole, et puis des cultures inférieures, les régionales. En plus, il y a des rapports inégaux du point de vue fiscal, même si cela n’est pas une question très importante pour la majorité des Catalans. Et puis il y a des inégalités importantes au niveau budgétaire. Depuis des années, il y a des attaques budgétaires constantes contre nos systèmes de santé, d’éducation, contre nos infrastructures. »

L’indépendantisme catalan a ses origines dans la « Renaixença », la renaissance catalane. Au XIXe siècle, la Catalogne entre dans l’ère industrielle et connaît un essor économique sans pareil en Espagne. Des revendications culturelles et linguistiques se font entendre, et en 1892, l’« Unió Catalanista », la première organisation s’engageant pour plus d’autonomie, est fondée. En 1914, la « Mancomunitat de Catalunya », un premier gouvernement régional, est établi. Neuf années plus tard, l’accession au pouvoir en Espagne du militaire Miguel Primo de Rivera par un putsch met fin à cette expérience. Quand les partis républicains triomphent lors des élections municipales de 1931, la Seconde République espagnole est proclamée et le roi destitué de ses fonctions. Francesc Macià, leader du parti « Esquerra Republicana de Catalunya » (Gauche républicaine de Catalogne), sort vainqueur des élections en Catalogne et déclare la République catalane. Après des négociations avec les républicains espagnols, la « Generalitat » – le gouvernement catalan – est réintégrée au sein de l’Etat espagnol.

« La désobéissance, en Catalogne, on la pratique depuis longtemps ! »

La victoire du Front populaire lors des élections nationales en 1936 déclenche un coup d’Etat sous la direction du général Francisco Franco. Délaissée par la communauté internationale, affaiblie par des querelles entre anarchistes, communistes, et socialistes, l’Espagne républicaine perd rapidement du terrain. La victoire du camp fasciste de Franco est scellée quand il prend, en 1939, Barcelone et le reste de la Catalogne. Lluís Companys, président de la « Generalitat » depuis 1934, s’écrie « Per Catalunya ! » (Pour la Catalogne !) lors de son exécution à Barcelone.

Franco hait la Catalogne, qui est pour lui un repaire de républicains, de séparatistes et de « rouges ». En conséquence, elle perd son statut d’autonomie. L’usage de la langue catalane est interdit, des livres en catalan sont brûlés. Tout ce qui relève d’une identité catalane est banni, l’Espagne est désormais « une, grande et libre ». Durant le régime franquiste, qui durera jusqu’à la mort de Franco en 1975, la Catalogne, et Barcelone en particulier, est l’épicentre de la résistance antifasciste. Quand, à la suite des mouvements de 1968 un peu partout en Europe, un mouvement estudiantin contestataire voit le jour en Espagne au début des années 1970, c’est à nouveau à Barcelone que les plus grandes manifestations ont lieu, que des milliers d’étudiants antifranquistes se heurtent aux forces de l’ordre.

Avec la mort du « Caudillo » Franco et le rétablissement de la monarchie en Espagne, les choses changent aussi pour la Catalogne. En rétablissant la « Generalitat », la Constitution espagnole de 1978 lui garantit une certaine autonomie politique, et elle devient une de 17 « régions autonomes ». Une amnistie générale est déclarée. La langue catalane fait l’objet d’un processus de normalisation. En 1983, l’immersion linguistique en catalan est introduite.

Pour Antoni Montserrat Moliner, le processus de transition vers la démocratie a eu des points positifs : « Il n’y a pas eu de rupture violente, pas de bain de sang. » Mais, pour lui, les aspects négatifs prévalent : « La transition était basée sur l’amnistie, donc le pardon pour tout ce qui avait été fait pendant la dictature. Pas un seul politicien, juge ou policier n’a été accusé pour ce qu’il avait fait pendant le franquisme. Aujourd’hui, dans une bonne partie de la classe politique et judiciaire espagnole, il y a un fort héritage de cadres du système franquiste. » Le Catalano-Luxembourgeois voit le processus catalan comme une chance pour toute l’Espagne : « Le défi qu’a posé la Catalogne pourrait révolutionner l’Espagne. Le pouvoir est remis en question, et peut-être pourrons-nous enfin voir les transformations démocratiques que nous attendons depuis 40 ans ! »

« Un certain nombre d’autres Etats de l’UE ont des mouvements sécessionnistes qu’ils ne voudraient pas encourager. »

En 2005, la coalition de gauche au pouvoir élabore un nouveau « statut d’autonomie » garantissant plus de droits économiques, politiques et linguistiques aux Catalans. Le gouvernement central de Madrid le refuse, mais après d’âpres discussions et des changements significatifs, un référendum est convoqué. Le « oui » au nouveau statut l’emporte, mais bon nombre de Catalans manifestent leur mécontentement devant le recul en matière d’économie et de politique linguistique.

En 2010, un arrêt de la Cour constitutionnelle déclare l’immersion linguistique en langue catalane anticonstitutionnelle. Cette décision mobilise les Catalans, très attachés à leur langue. Artur Mas, devenu président de la « Generalitat » en 2010, revendique aussitôt un nouveau modèle de financement de la Catalogne, qui lui est refusé par le gouvernement de Madrid. En 2011, ce dernier demande des coupures budgétaires de dix pour cent à la Communauté autonome de Catalogne.

En 2012, l’Asamblea nacional de Catalunya (ANC) est fondée. Elle appelle à une grande manifestation en faveur de l’indépendance pour le jour de la fête nationale, le 11 septembre. Entre un million et demi et deux millions de personnes se mobilisent pour la manifestation la plus grande de l’histoire de l’Espagne. Le nouveau gouvernement de droite de Mariano Rajoy refuse à Artur Mas la négociation d’un nouveau « statut fiscal » pour la Catalogne. Mas se positionne alors du côté des indépendantistes et convoque des élections anticipées, qui amènent la victoire du camp « catalaniste ». Le parti de Mas, Convergence et Union (CiU), forme une coalition avec la Gauche républicaine (ERC). Il annonce la tenue d’un référendum le 9 novembre 2014, à deux mois près 300 ans après la chute de Barcelone. Dans la majorité des sondages, le « oui » à l’indépendance est donné gagnant. Renforcé par une ANC toujours plus puissante et mieux organisée, Mas convoque les citoyens catalans, mais le Tribunal constitutionnel suspend la convocation, afin d’avoir le temps de trancher sur sa constitutionalité. « Volem votar ! » – « Nous voulons voter ! » devient alors le cri de guerre de la foule, qui, quelques heures après la décision de la cour, se rassemble devant les mairies à travers la Catalogne et l’Europe et entonne « L’Estaca ».

« Le défi qu’a posé la Catalogne pourrait révolutionner l’Espagne. »

Pour Antoni Montserrat, l’arrêt de la Cour constitutionnelle suspendant le décret sur le référendum du 9 novembre n’a rien de surprenant : « Cette cour n’est pas composée de magistrats professionnels, mais d’experts choisis par le parlement en fonction des majorités. Le gouvernement espagnol annonçait cette décision depuis des mois, ce qui donne une parfaite idée de son indépendance. » Au moment où Madrid semble tout vouloir mettre en oeuvre afin d’empêcher un possible référendum, il existe, pour Montserrat, trois scénarios : premier scénario, le président catalan suit strictement ce que la Cour constitutionnelle dit, respecte ses délais, et attend que le gouvernement central change éventuellement la constitution ; deuxième scénario, continuer comme si de rien n’était et « jouer avec les lois à l’extrême », laisser dans le flou la question de savoir si finalement le référendum a lieu ou non ; troisième scénario, la « désobéissance », donc la tenue d’un référendum peut-être illégal et anticonstitutionnel. Antoni Montserrat préfère le troisième scénario : « Dans un tel processus, il faudra désobéir tôt ou tard. »

Matthew Happold est professeur de droit international public à l’Université du Luxembourg. « Il n’y a pas de droit à la sécession dans le droit international », dit-il, « mais pas d’interdiction non plus. » Selon lui, « la question de savoir si un mouvement sécessionniste peut créer un nouvel Etat est une question de fait : peut-il s’imposer comme le gouvernement du territoire à l’exclusion de l’ancien Etat souverain ? Serait-il ou non reconnu par d’autres Etats ? » S’il répondrait oui à la première question dans le cas de la Catalogne, Happold est moins sûr en ce qui concerne la réponse à la deuxième question: « Un certain nombre d’autres Etats de l’UE ont des mouvements sécessionnistes qu’ils ne voudraient pas encourager. » Pour lui, l’absence d’une unanimité sur la question au sein de l’Union européenne pourrait « empêcher qu’une Catalogne indépendante devienne membre de l’Union européenne ».

Pour Montserrat, une intervention de l’armée espagnole afin d’empêcher les Catalans de voter est improbable, vu la pression de l’Union européenne à laquelle Madrid se verrait confronté. « Ce qui est pensable, c’est une suspension des institutions catalanes, la fermeture du parlement, l’arrestation du président Artur Mas. » Mais, « à la longue, le réalisme doit s’imposer. La Catalogne est une région systémique en termes d’économie. Ni l’Espagne, ni l’Union européenne ne voudront supporter le chaos certain que de telles mesures engendreraient. Mais c’est clair aussi que ça doit se passer sans violences et dans l’unité ».

Et puis, comme chante le groupe de musique catalan Obrint Pas : « No podran res davant d’un poble unit, alegre, i combatiu » – Ils ne pourront rien contre un peuple uni, joyeux et combatif. »


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