DROITS FONDAMENTAUX ET CONSTITUTION: Etendre et concrétiser

La réforme de la Constitution ne se réduit pas aux quatre questions du référendum. En matière de droits fondamentaux, il y aurait beaucoup à faire.

Ne pas être soumis à la torture, un droit fondamental. Est-ce le plus important ? C’est ce qu’on peut se demander. Et aussi, au vu des révélations récentes : comment rendre cette protection effective ?

La Constitution est le texte juridique le plus important au sein de l’Etat. Les prescriptions qu’elle contient pèsent plus lourd que toutes les autres lois adoptées par le parlement, et celles-ci doivent être conformes à celle-là. C’est du moins ce que dit la théorie. Mais en pratique, une constitution – et sa réforme éventuelle -, à quoi ça sert ?

Evidemment, la Constitution sert à définir le fonctionnement de l’Etat. Elle précise le rôle du grand-duc… et de quel sexe il faut être pour lui succéder (les princesses sont admises, d’après le projet de réforme). Elle détermine ce que font les institutions politiques, du niveau national au niveau local, fixant des règles comme « Le conseil communal établit annuellement le budget ». Et des règles moins triviales, par exemple celles qui encadrent le droit de vote actif et passif lors des différents types d’élections. Bien évidemment, réformer ces aspects-là est important et appelle un débat.

Le droit et le toit

Mais, souvent, on s’intéresse aussi aux passages qu’une constitution consacre à des affirmations de principe ou à l’énumération de droits fondamentaux. Ainsi le projet de réforme de la Constitution luxembourgeoise affirme-t-il que « le Grand-Duché de Luxembourg participe à l’intégration européenne » et que « la dignité humaine est inviolable ». On peut se demander si de telles déclarations ont un impact direct sur les pratiques du système politique et judiciaire luxembourgeois. Ce qui est sûr, c’est que la valeur symbolique de ces passages est importante.

En général, quand on parle de droits fondamentaux, on pense surtout aux libertés individuelles et politiques. Ce sont ces droits – protégeant les individus et les citoyen-ne-s contre l’Etat – qui ont été codifiés dans les premières constitutions démocratiques de la fin du 18e siècle. Liberté de pensée, égalité devant la loi, interdiction de la censure, droit d’association, nombre de ces libertés sont incluses dans le chapitre 2 de la Constitution luxembourgeoise. Dans le même chapitre on trouve aussi ce que les expert-e-s appellent les droits de deuxième génération : économiques, sociaux et culturels. Il s’agit un peu des parents pauvres du catalogue des droits fondamentaux, relégués le plus souvent en fin de liste. De surcroît, ils prennent souvent la forme d’un droit non opposable ; les citoyen-ne-s ne peuvent donc pas s’en prévaloir dans des cas individuels. Ainsi le droit au logement ne donne-t-il en général pas droit à disposer d’un logement ; il oblige simplement l’Etat à mener des politiques en ce sens. La Constitution luxembourgeoise est un peu moins hypocrite que quelques autres sur ce point, ne parlant pas de droits, mais d’« objectifs à valeur constitutionnelle », précédés de la formule « L’Etat veille à ce que… ». Un expert comme le député CSV Paul-Henri Meyers, vice-président de la commission des Institutions, est d’ailleurs réticent à multiplier ce type de déclarations qui « conviennent mieux à des programmes électoraux qu’à des textes de loi ».

Que la plupart des droits sociaux ne soient que des droits « de deuxième classe » est normal dans un système de capitalisme libéral, diront les analystes marxistes. Difficile de les contredire : la science juridique occidentale continue à faire comme si le droit de publier un journal était intrinsèquement supérieur au droit de disposer d’un toit. Difficile aussi, à partir de là, de critiquer des gouvernements peu respectueux des libertés publiques, russe ou chinois par exemple. En effet, ceux-ci ont beau jeu de souligner la priorité qu’ils accorderaient à la réalisation des droits sociaux, tout en rappelant le bilan déplorable de nos pays de ce côté-là. Ce ne sont pas les quelques améliorations proposées par la Commission consultative des droits de l’Homme (CCDH) qui changeraient grand-chose à ce constat : préciser les droits des travailleurs en explicitant le droit à des conditions de travail justes et équitables, concrétiser la liberté syndicale en mentionnant expressément le droit à la négociation collective.

Une Constitution patriotique

Bien entendu, on comprend les hésitations à aller plus loin. Les conflits sont programmés entre droits de première et de deuxième génération, entre valeurs bourgeoises et valeurs prolétaires, diraient les marxistes. Mettre le droit de propriété à l’article 38 et un droit édulcoré au logement à l’article 44 permettra aux politicien-ne-s d’expliquer ad infinitum aux citoyen-ne-s luxembourgeois-es qu’ils et elles ont raison de se plaindre mais que, hélas, l’Etat ne peut rien faire contre les spéculateur-trice-s. Notons tout de même qu’un droit au logement opposable a été introduit en France en 2007 – il est vrai qu’il n’est pas inclus dans la Constitution et que ses effets restent à ce jour limités.

Mais, au Luxembourg, pas question de trop s’inspirer des meilleures pratiques étrangères. C’est du moins l’impression qu’a laissée la table ronde organisée mercredi dernier par la CCDH. Tant le professeur d’université Jörg Gerkrath que Paul-Henri Meyers ont plaidé pour un texte spécifiquement luxembourgeois, tenant compte des particularités locales. Ce dernier a aussi tenté d’expliquer les hésitations de la commission des Institutions en matière de droits fondamentaux : d’une part, ceux-ci ne constituent pas une priorité de la réforme constitutionnelle, d’autre part ils donnent lieu à d’importantes divergences d’opinions, alors qu’il faudra atteindre une majorité des deux tiers lors du vote final.

Malgré les insuffisances du texte actuellement proposé, tout n’est pas noir. Car la jurisprudence luxembourgeoise, contrairement à quelques autres, a consacré la supériorité des normes supranationales par rapport aux lois nationales, Constitution comprise. Reste que le rapport entre ces deux niveaux de droit n’est pour le moment pas codifié au sein de la Constitution : certains droits sont absents de certains textes, et quand ils sont présents dans deux textes, les formulations peuvent diverger. Jörg Gerkrath a plaidé en faveur de la solution belge, qui consiste à « interpréter ensemble » les différentes versions des droits fondamentaux.

Un article au lieu de 54

Une autre idée dans l’air serait le renvoi explicite à la Charte des droits fondamentaux de l’UE ou son inclusion. Cette charte est en général considérée comme un des textes les plus avancés. Hélas ! la commission des Institutions, considérant que le droit supranational prime de toute façon, feint de ne pas en voir l’utilité. Or, énoncer des droits fondamentaux dans la Constitution permet d’une part d’en renforcer la valeur symbolique et son acceptation par les citoyen-ne-s. D’autre part, cela représente une garantie durable par rapport aux incertitudes de la jurisprudence.

Lors de la table ronde, Véronique Bruck, doctorante en droits de l’homme à la Sorbonne, s’est montrée favorable à l’inclusion d’un maximum de droits fondamentaux dans la Constitution luxembourgeoise. Mais elle a aussi proposé une solution originale, plus économe en termes de nombre d’articles : la clause « pro homine ». Il s’agit de préciser dans le texte même que les accords internationaux ont une valeur supraconstitutionnelle à chaque fois qu’ils accordent des droits plus étendus. La jeune juriste explique dans un article de la revue forum d’avril 2014 que, ainsi, « le Luxembourg se trouverait parmi les Etats les plus progressistes au monde », sans nécessiter pour autant un remaniement de l’ensemble du texte de la Constitution. La proposition de Bruck, proche du DP, a suscité un certain intérêt, jusque du côté de Déi Lénk qui l’a incluse dans sa prise de position sur la réforme (woxx 1295).

Mais, pour revenir à notre question initiale, tout cela servira-t-il à quelque chose ? Or, précisément, la proposition de Bruck possède une face cachée, moins séduisante en apparence que la multiplication miraculeuse des droits en elle-même, mais au moins aussi convaincante. Car la clause « pro homine » ne se contente pas d’affirmer une supraconstitutionnalité abstraite. Elle comporte aussi des contraintes procédurales : « Tout d’abord, le juge devra relever d’office les droits fondamentaux (…) même si l’avocat du justiciable omet de l’invoquer », explique l’experte. Ensuite, il devra choisir la disposition la plus favorable, en considérant non seulement la lettre du texte, mais aussi la jurisprudence. Donc, cela multiplie les chances que les prévenu-e-s ordinaires, ne bénéficiant pas d’un-e avocat-e brillant-e, profitent néanmoins des droits fondamentaux qui leur sont dus. Ce serait là un pas de plus sur la voie qui mène d’une justice enfermée dans ses procédures et son microcosme vers une justice au service de la loi et de la société de laquelle émane cette loi.


Cet article vous a plu ?
Nous offrons gratuitement nos articles avec leur regard résolument écologique, féministe et progressiste sur le monde. Sans pub ni offre premium ou paywall. Nous avons en effet la conviction que l’accès à l’information doit rester libre. Afin de pouvoir garantir qu’à l’avenir nos articles seront accessibles à quiconque s’y intéresse, nous avons besoin de votre soutien – à travers un abonnement ou un don : woxx.lu/support.

Hat Ihnen dieser Artikel gefallen?
Wir stellen unsere Artikel mit unserem einzigartigen, ökologischen, feministischen, gesellschaftskritischen und linkem Blick auf die Welt allen kostenlos zur Verfügung – ohne Werbung, ohne „Plus“-, „Premium“-Angebot oder eine Paywall. Denn wir sind der Meinung, dass der Zugang zu Informationen frei sein sollte. Um das auch in Zukunft gewährleisten zu können, benötigen wir Ihre Unterstützung; mit einem Abonnement oder einer Spende: woxx.lu/support.
Tagged .Speichere in deinen Favoriten diesen permalink.

Kommentare sind geschlossen.