L’AVENIR DU DJIHADISME: Losers ou résistants ?

Les immenses manifs de solidarité suite aux attentats de Paris sont une bonne chose. Mais continuer à dramatiser la situation serait dangereux. Deux scénarios extrêmes pour guider le débat.

Terrasser l’ennemi intérieur – guerre d’Algérie.

« Sommes-nous en guerre ? Oui, la France est en guerre contre le terrorisme. » La semaine dernière, Manuel Valls a « fait son Bush » devant une Assemblée nationale en état d’Union sacrée. Le premier ministre a argué que les terroristes djihadistes, à travers les attentats, avaient apporté une réponse à sa question. Pourtant, s’attaquer à des journalistes en marge du mainstream et à des clients d’une supérette casher ne constitue pas vraiment un acte de guerre, comme l’aurait été un attentat contre une institution politique.

Pas sûr même qu’on puisse parler de terrorisme aveugle, puisque les djihadistes parisiens visaient des « cibles » très particulières – atténuant ainsi l’effet de peur générale. Ces attentats apparaissent moins comme des actions stratégiques dans un affrontement planétaire que comme des règlements de compte personnels avec les blasphémateurs et les Juifs. Comme l’écrit le spécialiste de l’islam Olivier Roy, ces terroristes « n’oeuvrent pas à l’islamisation des sociétés, mais à la réalisation de leur fantasme d’héroïsme malsain ».

Banaliser le terrorisme

Les attentats de Paris, plus proches de la fusillade de la Columbine High School que du 11 Septembre ? Certes, Charb avait été mis sur une liste noire islamiste, alors que les deux élèves américains ciblaient simplement les « casquettes blanches », membres des clubs de sport. Mais il n’est pas clair dans quelle mesure les réseaux djihadistes ont entraîné les terroristes parisiens, tandis que, pour les armes, ils ont dû faire un prêt personnel. Et les tueurs de Paris et de Columbine partagent clairement la fascination de la violence pure et un certain flou quant à leurs intentions politiques. On pourrait aussi évoquer le massacre dans le camp de jeunes travaillistes perpétré par Anders Behring Breivik, clairement affilié à l’extrême droite, mais qui n’inscrit pas non plus son acte dans une stratégie politique. Ce type d’attentats par des individus ou des petits groupes isolés, se posant en justiciers, on peut le combattre mais pas l’empêcher – c’est la mauvaise nouvelle.

Voici la bonne : en traitant ces attentats comme des crimes de droit commun aggravés, on annule leur potentiel de mobilisation politique. On peut espérer un effet déjà à l’oeuvre : le terrorisme islamiste a de plus en plus de mal à opérer en réseau et à cibler des objectifs stratégiques et bien protégés. Or, les attentats de Paris l’ont montré, quand les « loups solitaires » s’attaquent aux « cibles » qui sont à leur portée, ils suscitent surtout l’horreur et la pitié pour leurs victimes. Ce type d’attentat est très difficile à lier aux grandes causes – Syrie, Palestine, biais antimusulman en France – qui peuvent mobiliser le public auquel il peut s’adresser. Ne pas surestimer son impact permettrait d’avoir une discussion posée sur les mesures sécuritaires nécessaires. Dans ce scénario, le message devrait être : on combat des tueurs fous, mais pas l’islam politique au Moyen-Orient ou les musulmans de France et d’Europe. Ce qui suppose sans doute de réexaminer certaines des orientations politiques actuelles.

Quand, au woxx, nous critiquons le néocolonialisme à l’oeuvre sur le plan international et l’injustice sociale au sein de nos sociétés, nous le faisons sur base des idéaux de liberté et de justice. Nous considérons que nos dirigeants politiques et économiques se réclament de ces idéaux, mais les défendent mal : une conséquence tantôt du système capitaliste, tantôt de la faiblesse individuelle. Mais pour quelqu’un qui se considère comme musulman-e, il est tentant de l’interpréter différemment : comme une immense campagne militaire et politique dirigée contre l’islam. La liste est longue : recours à la torture de type Abou Ghraib, complicité avec des dictatures arabes « laïques », interventions militaro-humanitaires depuis 1990 et surtout le deux poids deux mesures par rapport à des conflits où les victimes sont musulmanes. S’y rajoutent dans nos pays les injustices sociales et sociétales subies par l’immigration arabe ou turque ainsi que la stigmatisation de l’islam. Et cette interprétation est confortée par certains discours, dans l’esprit du choc des civilisations, de la part de politiciens ou d’experts.

Logique de guerre

Ignorer tout cela, c’est risquer de basculer vers l’autre scénario, celui où des attentats islamistes peuvent être présentés comme des opérations « derrière les lignes ennemies » inscrites dans une guerre planétaire. Imaginons le pire : la France, l’Europe continuent à faire l’impasse sur les injustices sociales dont sont notamment victimes les populations musulmanes. Nos Etats renforcent leurs dispositifs sécuritaires, « tirant sur tout ce qui est barbu » – et produiront des victimes innocentes, comme lors du fameux raid anti-islamiste luxembourgeois de 2003. Cela facilitera le recrutement de djihadistes et surtout leur assurera un soutien réel au sein des banlieues. Contrairement à la situation actuelle, où, comme écrit Olivier Roy, les parents appellent la police quand leurs enfants partent en Syrie, on aura une situation semblable à celle du Pays basque ou de l’Irlande du Nord. Ou de la France pendant la guerre d’Algérie, quand le FLN contrôlait la population algérienne de métropole et organisait manifs et attentats.

Une telle situation mettrait les djihadistes en bonne position pour s’attaquer à des objectifs plus difficiles à atteindre, mais ayant une valeur stratégique et renforçant leur prestige. Alors qu’aujourd’hui, pour Roy, « la communauté musulmane n’existe pas » – ses supposés membres seraient beaucoup plus marqués par leurs différences mutuelles que par leur religion commune. Demain, elle pourrait être désignée comme ennemi intérieur. Ce qui, en retour, encouragerait des deux côtés une lecture des attentats en termes de guerre planétaire.

Alors, entre ces deux scénarios, faut-il choisir ? Ne serait-il pas préférable de suivre une voie médiane, avec autant de logique de guerre que nécessaire et autant de « vivre ensemble » que possible ? Hélas, on louperait ainsi l’occasion d’enclencher le cercle vertueux, et on risquerait alors de basculer dans le cercle infernal du second scénario.

Les références à Olivier Roy se rapportent à son texte « La peur d’une communauté qui n’existe pas », dans « Le Monde » du 9 janvier 2015.

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Sérial Charlie
Comment trouver la réponse adéquate aux attentats contre Charlie Hebdo ? La solution la plus simple trouvée par l’équipe du woxx a été de se dire que la chose est complexe. C’est pourquoi nous avons décidé de publier une série d’articles d’une page où, chaque semaine, un membre de la rédaction se penchera sur un aspect de cette affaire.


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