POLITIQUE BUDGÉTAIRE: La dette sereine

Economiser vaut mieux que dépenser. La crise financière a ébranlé ce type d’« évidences » néolibérales et remet à l’ordre du jour des analyses alternatives.

Eoliennes et panneaux photovoltaïques à Schneebergerhof, Rhénanie-Palatinat. « Emprunter à l’avenir pour investir au présent est l’une des clés pour améliorer le futur. »
(Jared Bernstein)

Faire un état des lieux de la situation des finances publiques, c’est la première étape des négociations en vue de former un gouvernement rassemblant le DP, le LSAP et Déi Gréng. Cela ne surprendra personne : d’une part le déficit public limite la marge de manoeuvre pour d’éventuelles dépenses nouvelles, d’autre part les trois partis sont loin d’être d’accord sur la manière de réduire ce déficit.

Y aura-t-il un changement de discours sur les finances publiques par rapport à la ligne de Luc Frieden ? Celui-ci, ministre du Budget depuis 1998, est représentatif du discours libéral orthodoxe en matière de déficit budgétaire : pour Frieden, moins on a de dettes, mieux c’est. Et quand il faut réduire le déficit, il estime qu’il faut faire des économies côté dépenses plutôt que de relever les impôts.

Tout au long de la coalition noire-rouge, ce point de vue a été contesté par une partie des socialistes. Leur programme électoral assure que « le LSAP mettra en oeuvre une politique budgétaire anticyclique, une redistribution équitable de la charge fiscale et des investissements générateurs de croissance et d’emplois ». A lire le programme des Verts, ceux-ci ne sont pas insensibles au discours alarmiste sur les dangers de l’accroissement de la dette publique, mais souhaitent combler deux tiers du déficit par la « redistribution » et seulement un tiers en faisant des économies. Enfin, le DP a annoncé une « politique de consolidation » conséquente, et qui donnerait la priorité à la réduction des dépenses.

Or, la hâte avec laquelle les gouvernements européens ont tenté de résorber les déficits supplémentaires issus de la crise financière et économique est considérée comme une erreur par de nombreux économistes. Les politiques de consolidation budgétaire prématurées seraient la raison pour laquelle, en 2012, la zone euro a replongé dans la récession, alors que les Etats-Unis et le Royaume-Uni, moins regardants sur les déficits, s’en sont mieux sortis. De ce fait, la plupart des pays concernés sont perdants sur les deux tableaux, car en plus des conséquences sociales de l’austérité, la baisse d’activité subséquente entraîne une baisse des recettes fiscales, et les budgets continuent à être déficitaires.

« Les dettes d’aujourd’hui sont les hausses d’impôts de demain », écrit le DP. Ce n’est pas faux, mais parfois il vaut mieux faire des dettes aujourd’hui pour relancer l’activité. L’idée étant que demain, quand l’activité aura repris, on pourra facilement lever des impôts pour résorber le déficit. Vu ainsi, ces dettes ne se font pas « aux frais de la place économique, des emplois et de l’État social », comme le prétend le programme du DP, mais au bénéfice de ceux-ci.

Ce raisonnement vaut pour un grand pays disposant d’un marché intérieur conséquent. Au Luxembourg, les possibilités d’une politique de relance, tout comme la marge de manoeuvre fiscale, sont limitées. Une autre particularité est que, contrairement aux autres pays, notre assurance pension est excédentaire. Or, les critères européens concernent l’ensemble des finances publiques, et pas seulement l’Etat central. Ainsi, le déficit de ce dernier a tourné autour d`un milliard depuis le début de la crise, mais une partie a été compensée par l’excédent de la Sécu, et le déficit global est resté en-dessous de 400 millions. Le problème étant qu’à moyen terme, l’excédent de notre Sécu va s’effriter.

De surcroît, l’Etat central a été obligé, tous les ans, de couvrir intégralement son milliard de déficit par des emprunts, ce qui a fait tripler la dette depuis 2008. Cet endettement rapide – plus rapide que celui de la Grèce et de l’Irlande – pourrait amener les marchés financiers à rabaisser le rating du Luxembourg et à augmenter les taux. Il est vrai qu’avec une dette de 21 pour cent du PIB, notre pays reste second « meilleur élève » de la zone euro derrière … l’Estonie. Clairement, le Luxembourg est loin du surendettement, mais au vu des particularités mentionnées, il convient de mener une politique financière plus prudente que dans d’autres pays.

Prudence en matière d’endettement, cela ne revient-il pas à éviter les déficits et à rembourser rapidement les dettes, comme le ferait un « bon père de famille » ? Non, car l’endettement des entreprises, et plus encore celui des Etats, obéit à d’autres règles. En effet, les sommes empruntées aujourd’hui par un acteur économique servent à investir et à créer demain des richesses – ce qui permet d’accélérer la croissance économique et, accessoirement, de rembourser ses dettes. Le célèbre économiste John Maynard Keynes est allé plus loin, estimant que la dépense publique, même non productive, est importante pour relancer l’activité à des moments où la demande des marchés stagne. Ses théories, mises au placard durant le tournant néolibéral des années 1980, inspirent à nouveau nombre d’économistes, puisque le dogmatisme libéral a été décrédibilisé par la crise des marchés financiers.

Engager ce débat sur la base d’une réduction du déficit revient à le biaiser contre les progressistes.

Ainsi Jared Bernstein, ancien conseiller du vice-président américain Joe Biden, a publié fin 2012 un long article sur la manière de « Repenser la dette ». Bernstein estime que même les mesures de relance actuelles des Etats-Unis sont insuffisantes et mal orientées. Certes, il estime que l’endettement ne doit pas devenir insoutenable, et qu’il ne faut pas emprunter pour couvrir les frais de fonctionnement. Mais aux yeux de Bernstein, « emprunter à l’avenir pour investir au présent est l’une des clés pour améliorer le futur ». L’économiste américain regrette donc que le conflit actuel à Washington conduise à « un gouvernement de comptables, plus motivé par la crainte que par les projets ». Selon lui, face aux défis sociaux et environnementaux, « nous aurons besoin d’une sphère gouvernementale élargie et plus forte ». Il conclut qu’« engager ce débat sur la base d’une réduction du déficit – pas de nouveaux impôts, uniquement des réductions de dépenses – revient à biaiser le débat contre les progressistes dès le début ».

Notons aussi que la plupart des économistes appellent de leurs voeux une hausse de l’inflation à 4 % et au-delà, ce qui permettrait de rendre plus supportable la charge des dettes accumulées pendant la crise. En effet, les Etats empruntent habituellement à taux fixe, et les taux consentis aux pays considérés comme relativement sûrs se situent actuellement autour de 2 %. Mais, comme le note l’économiste Denis Clerc dans Alternatives économiques, en plus des effets pervers d’une telle hausse, cette solution ne se décrète pas, car « il n’existe pas de ministère de l’Inflation, (…) alors qu’il existe une BCE dont la mission est d’empêcher la hausse des prix ».

Pour revenir au Luxembourg, un tel scénario, qu’on ne peut exclure pour les années à venir, pimenterait le débat sur l’indexation des salaires. Rappelons que la modulation obtenue par le patronat fin 2011, au bout d’une bataille épique qui a fait passer par-dessus bord la tripartite et le dialogue social, a constitué un semi-échec. Limiter l’indexation à une tranche de 2,5 % par an n’a pas rapporté grand chose au patronat dans une période où l’inflation est restée faible. Le risque est que, sous l’impression que « ça n’a pas posé de problème », la nouvelle coalition adopte ce même type de mesure – pressenti dans les programmes du DP et du LSAP. Or, si l’inflation montait jusqu’à 4 % et au-delà, la perte en euros constants sur les salaires serait de 2 % et plus – un effet de redistribution considérable aux dépens des salariés et au profit des entreprises.

Concernant la politique budgétaire, au vu des considérations théoriques qui précèdent, que peut-on espérer d’un gouvernement de centre-gauche ? Qu’il ne se laisse pas impressionner par le discours sur l’urgence de réduire le déficit. En effet, les idéologues du lobby financier et des institutions européennes continuent à promouvoir, notamment à travers le Pacte budgétaire, des automatismes légaux pour limiter le déficit. Notons que le LSAP a adopté une position assez raisonnable en s’engageant à « ne pas inscrire la `Règle d’Or‘ budgétaire dans la Constitution » et à veiller « à ce que la dette publique évolue de manière à permettre l’essor économique tout en garantissant la capacité de financement de l’Etat ».

Pour garantir ce dernier objectif, il n’est pas indispensable de pourchasser le fantôme de l’équilibre budgétaire. Le nouveau gouvernement peut bien mieux renforcer sa crédibilité financière en détaillant des trajectoires de retour à l’équilibre budgétaire : à moyen terme pour l’Etat central, et à long terme pour l’assurance pension. Rappelons aussi que la dette est contrebalancée par le patrimoine du débiteur, même si les créanciers attachent moins d’importance à ce point quand il s’agit d’Etats. La valeur des avoirs financiers des administrations publiques luxembourgeoises dépasse largement celle de la dette publique, et cela même sans compter le Fonds de compensation de l’assurance pension.

Même si dans l’immédiat on pratique une politique de relance, il y a un arbitrage de principe à faire entre baisse des dépenses et augmentation des recettes publiques. Clairement, dans un pays où l’argent public a longtemps coulé à flots, la chasse au gaspi s’impose. Pourtant, résorber le déficit en baissant les dépenses publiques n’est pas une option, comme le remarque Bernstein dans son article. Car le Luxembourg, s’il veut s’assurer un avenir prospère, devra investir de l’argent public dans des domaines comme la formation, le logement, les infrastructures de transport, le développement de la Grande Région et, comme les autres pays, la transition énergétique. Une « Règle d’Or » qui empêcherait cela serait en réalité une « Règle de Plomb ».

Gérer la crise par des défauts partiels, des programmes d’austérité et une aide publique aux banques a été un échec.

La question d’une réforme fiscale, écologique mais aussi redistributive, devra donc être posée. Pour dégager des revenus supplémentaires substantiels, on ne pourra se contenter ni d’une discrète augmentation de la TVA, ni de l’impôt – bienvenu – sur les riches, mais qui épargnerait les classes moyennes.

Ce qui précède fait abstraction de changements abrupts du contexte politique et économique. Or, ces changements ne sont pas improbables, et plus ils tarderont à advenir, plus ils seront brutaux. C’est en tout cas ce que pense quelqu’un comme Michel Aglietta, un économiste régulationniste et donc loin d’être un dangereux révolutionnaire. Dans un hors-série d’Alternatives économiques consacré à la dette, celui-ci estime qu’il est indispensable de hâter l’intégration budgétaire et politique de l’Europe, mais que l’idée d’une consolidation budgétaire à court terme doit être abandonnée. Cela conduirait à ce que le Luxembourg, comme l’Allemagne, ferait partie des pays relativement solides auxquels on demande de faire un effort de relance par la demande – moins dans l’intérêt des boulangers et bouchers autochtones que dans un esprit de solidarité européen.

Plus radical, l’économiste Michel Husson, membre du Comité scientifique d’Attac, estime que les tentatives de gérer la crise des dettes publiques par des défauts partiels, des programmes d’austérité et une aide publique aux banques ont échoué. Selon lui, il faudra annuler certaines dettes considérées comme illégitimes, et faire racheter le reste par la BCE. Comme la politique resterait alors toujours l’otage des marchés, Husson tient pour nécessaire de nationaliser l’ensemble des banques, afin d’assurer un contrôle public de la transition écologique et sociale.

Il est intéressant de noter que Bernstein, Aglietta et Husson évoquent chacun les contraintes écologiques auxquelles est désormais soumis le développement économique. Aucun n’évoque un scénario de décroissance, dans lequel, du moins au sein des économies occidentales, la richesse totale disponible diminuerait sur une longue durée en vertu des coûts environnementaux. Pourtant, un tel scénario impliquerait sans doute des taux d’intérêts négatifs, évoqué par un penseur comme Charles Eisenstein, avec des conséquences surprenantes sur les dynamiques d’endettement.

Quoi qu’il en soit, la question de la dette publique, traitée comme un défi technique lors des négociations en vue d’un gouvernement, se révèle extrêmement politique. Certes, il faudra trouver des compromis afin de préparer de manière pragmatique le budget 2015. Mais les solutions « éprouvées », basées sur les « certitudes » d’aujourd’hui, risquent d’être dépassées par les émergences de demain.

Une partie des textes du site www.alternatives-economiques.fr sont en accès libre. Le hors-série « La dette et ses crises » (2012) a été une importante source d’inspiration pour cet article.

Le papier de Jared Bernstein est accessible en anglais sous : www.democracyjournal.org

Il a été traduit et publié en juillet 2012 dans la revue « L’économie politique ».


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