« Gräns (Border) » dépasse aisément les limites de la narration filmographique ordinaire et crée un univers à part et magique, si loin et si proche du nôtre.
Tina n’a pas la vie facile. Déformée depuis la naissance par un défaut des chromosomes, elle vit recluse dans les bois suédois, dans une maison qu’elle partage avec un con total qui l’exploite – mais vu qu’elle ne veut pas rester seule, elle l’accepte. Et puis il y a ses dons exceptionnels, dont elle ne connaît pas la provenance : elle sait flairer les émotions des gens à distance et dispose d’une capacité de communication avec les animaux quasiment surnaturelle. Le premier de ses talents lui sert dans son travail à la douane suédoise. À la descente du ferry, elle scanne les passagers et sait immédiatement trouver celles et ceux qui ont quelque chose à se reprocher, du contrebandier d’alcool amateur au pédophile. Jusqu’à ce qu’elle rencontre Vore, un homme d’apparence semblable à elle, qui va lui révéler sa vraie nature et l’entraîner loin de l’humanité.
Ce n’est pas un hasard si l’Oscar du meilleur maquillage est revenu à ce film (tout comme le prix « Un certain regard » à Cannes d’ailleurs) : Eva Melander et Eero Milonoff – dans les rôles de Tina et Vore – sont méconnaissables, et en même temps ne croulent pas sous les couches de make-up qui ont dû leur être apposées chaque jour de tournage. De plus, si les apparences créées pour leurs rôles ne sont pas exemptes de laideur, leurs personnages ne sont pas pour autant répugnants – ils semblent tout à fait naturels. Enfin, aussi naturels qu’ils peuvent l’être dans un film qui verse dans le surnaturel.
Ce tour de force mis à part, le film a le mérite de disposer d’un scénario qui trompe le public sans qu’il s’égare pour autant. Une spirale de tension est mise en place dès le début, et ce qui aurait pu devenir un thriller haletant sur la pédophilie prend un virage assez surprenant en direction des vieilles sagas nordiques. On l’aura compris : dans « Gräns (Border) », ce n’est pas uniquement des frontières entre pays qu’il est question, mais aussi de celles entre la réalité et le conte de fées, entre les sexualités et les identités sexuelles et finalement entre la morale et la soif de vengeance. Ce qui en fait un film protéiforme : une méditation sur l’altérité qui s’unit à une mise en cause des frontières que la société (s’)impose, et qui finit par une évasion hors des limites du rationnel.
Cette combinaison rappelle que le scénariste John Ajvide Lindqvist n’en est pas à son coup d’essai. C’est sur un de ses romans que le film de vampires et à succès (un remake américain en a même été fait) « Let the Right One In » de Tomas Alfredson est basé. Avec cela en tête, les va-et-vient entre magie et réalisme social de « Gräns (Border) » prennent directement une allure plus familière – mais pas moins dérangeante.
Toutefois, le succès du film tient essentiellement à l’exceptionnel talent du metteur en scène Ali Abbasi. Né en 1981 à Téhéran, mais vivant en Suède puis au Danemark depuis 2002 (il a néanmoins gardé son passeport iranien, raison pour laquelle il ne peut pas se déplacer aux États-Unis), il n’en est qu’à son deuxième long métrage. Sa prédilection pour les films d’horreur – son premier film « Shelley », en 2016, en a fait trembler plus d’un-e dans les salles obscures – promet en tout cas beaucoup de merveilles à venir.
Bref, ne ratez « Gräns (Border) » en aucun cas : ce n’est pas chaque semaine que le cinéma a un tel potentiel d’enchantement.
À l’Utopia. Tous les horaires sur le site.
L’évaluation du woxx : XXX