Arnaud Desplechin : Même pas mal !


Flirtant avec le film d’espionnage pour finalement s’affirmer chronique d’un amour adolescent, « Trois souvenirs de ma jeunesse », le nouveau film d’Arnaud Desplechin, est servi par des acteurs remarquables. Mais de ces trois souvenirs, un est cependant hypertrophié.

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Les prémices d’une passion dévorante. (Photo : Jean Claude Lother – Why Not Productions)

« J’ai rien senti. » C’est la phrase clé du film, assenée tant à l’occasion des coups donnés par un père veuf trop tôt qu’après un tabassage en règle par des rivaux en amour. Elle sonne comme si celui qui la prononce traversait la vie sans vraiment qu’elle le marque. Lui, c’est Paul Dédalus. Il est un peu à Arnaud Desplechin ce qu’Antoine Doinel était à François Truffaut : personnage récurrent ou alter ego sur pellicule, on l’a déjà rencontré dans « Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) » et dans « Un conte de Noël », sans que les histoires se recoupent forcément.

Ici, le film commence au moment où Paul rentre en France, après une absence qu’on devine déjà longue pour des raisons professionnelles. À cette occasion, une histoire étrange remonte à la surface : il y a longtemps, lors d’un voyage scolaire en Union soviétique, il a donné ses papiers à un jeune Russe désireux de quitter le pays, puis prétendu les avoir perdus. Il a donc quelque part un « jumeau », que les services secrets français ont retrouvé pendant l’enquête qui a précédé sa prise de fonctions au ministère des Affaires étrangères. Dans le petit bureau dépouillé où un fonctionnaire du Renseignement l’interroge, il se souvient et sa mémoire vagabonde jusqu’à se fixer sur l’histoire de ses amours avec Esther.

S’il est un reproche qu’on ne peut pas faire à Desplechin, c’est celui de pratiquer l’art de l’esbroufe dans sa mise en scène. En effet, le long métrage se tient de bout en bout, à commencer par le soin apporté au choix des noms : si Paul Dédalus, pris dans le labyrinthe de la passion, émerge de précédents longs métrages, il en va de même pour Esther, l’amoureuse ; Pénélope, l’amie de la sœur de Paul, est évidemment celle qui attend le jeune homme parti étudier à Paris – référence assumée à Ulysse, même si Paul ne partage pas ses sentiments. La ville de Roubaix prête une nouvelle fois son visage aux pérégrinations des personnages, appuyant la continuité de l’œuvre cinématographique du réalisateur. À l’écran, les fermetures à l’iris ou les écrans divisés sont utilisés avec parcimonie et soulignent les émotions. Enfin, la musique apporte un juste contrepoint aux images en passant du film d’espionnage au drame intimiste.

Le cinéaste a offert à deux jeunes comédiens talentueux les rôles principaux. Quentin Dolmaire campe un Paul Dédalus à peine sorti de l’adolescence, déchiré entre l’amour qu’il ressent pour Esther et son envie d’étudier l’anthropologie à Paris. Son jeu dégage avec brio cette indifférence aux péripéties de la vie d’un jeune qui cherche encore des repères – c’est auprès d’une professeure d’université bienveillante qu’il les trouvera. Les attitudes, l’intonation, les gestes de Dolmaire sont étonnamment synchrones avec ceux de Mathieu Amalric, qui joue Paul Dédalus adulte. Lou Roy-Lecollinet, tout juste bachelière, option théâtre, donne elle une belle consistance au personnage d’Esther, d’abord vamp du lycée aux prétendants multiples puis folle amoureuse affectée par l’éloignement géographique.

« Trois souvenirs de ma jeunesse » est pourtant un titre trompeur : tout entier dévoué à la cause de l’amour adolescent, le film passe rapidement sur les autres épisodes et laisse au final un petit goût d’inachevé. Comme si l’usurpation d’identité, évacuée bien vite par ce qu’on pourrait considérer comme un artifice du scénario, n’était que prétexte à faire affleurer ce souvenir amoureux. Pourtant, qu’elle était prometteuse, cette histoire de « jumeau » ! C’est donc à un film d’amour et de transition vers le monde adulte, et à ce titre très réussi, que nous convie Desplechin. Pas forcément une tromperie sur la marchandise (même si la bande-annonce en fait un peu trop), mais certainement pas un grand film choral mêlant plusieurs épisodes de la vie de Paul Dédalus. Gageons cependant qu’on retrouvera celui-ci bientôt.

À l’Utopia.

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