Rencontre avec Richard Bellia, photographe de rock : « C’est un métier où il faut être sympa et bienveillant »

Richard Bellia photographie la scène musicale internationale depuis plus de 40 ans. Ses photos en noir et blanc racontent une épopée de l’histoire du rock qui passe notamment par le Londres des années 1980. Son travail est aujourd’hui reconnu et exposé dans le monde entier. Nous avons rencontré le « photographe du rock » en plein déménagement de sa maison familiale près de Longwy. Il met le cap sur l’Ardèche, où il ouvre sa propre galerie photo.

Joe Strummer, le chanteur des Clash, posant avec sa guitare, photographié par Richard Bellia à Londres en 1989. (Photo : Richard Bellia)

Des cartons encombrent les passages, les pièces sont presque vides. En ce début décembre, Richard Bellia passe ses derniers jours dans la demeure familiale de Lexy, une commune voisine de Longwy où il a grandi et a vécu ces dernières années. La poignée de main est aussi franche que le sourire avenant, le tutoiement va de soi. Dans quelques jours, à 60 ans, il s’installera à Annonay, en Ardèche, où il ouvre sa propre galerie photo. La maison de Lexy est mise en vente.

Dans le jardin, Richard Bellia dégage prudemment une bâche jonchée de débris de verre et la déplie. Une photo gigantesque se dévoile, où l’on voit un public de fans de metal agglutinés face à une scène en plein air. La photo est connue. Elle a été prise en 1987, avant un concert de Metallica. Richard Bellia pointe les infimes détails qu’il a su capter avec son Hasselblad moyen format, comme cette clé de porte à l’ancienne qu’un spectateur tient à la main. La photo est familière de son univers : une préférence marquée pour le noir et blanc, révélé par la chimie de l’argentique.

Depuis plus de 40 ans, Richard Bellia conjugue sa double passion pour la photo et le rock en arpentant les salles de concert et les festivals en Europe et aux États-Unis. « Quand tu fais de la photo de concert, tu es un privilégié », dit-il sans malice. « Tu es là, tu as les deux coudes sur la scène, tu attends et tu sais que d’un moment à l’autre David Bowie va apparaître… c’est le meilleur job du monde », s’émerveille-t-il encore. Sa carrière de « photographe du rock » a connu des hauts et des bas, des moments de galère et de petits jobs entre la France, le Royaume-Uni et la Suisse. Depuis une quinzaine d’années, il sort de l’ombre, son travail est reconnu et exposé à Paris, Londres, New York, Tokyo, Lausanne…

« Robert Smith est un mec sérieux »

Pour Richard Bellia, l’aventure commence à Rodange, en 1980. Il a 18 ans et photographie les Cure. « C’étaient mes premières photos de concert, ils me les ont achetées 25 ans plus tard », s’amuse-t-il. La carrière du photographe lorrain est inextricablement liée à celle du groupe britannique. Il y a quelques semaines encore, il le photographiait sur trois dates françaises. Les Cure publient ses photos dans des livres ou des rééditions d’albums. Robert Smith, le chanteur, « est un mec sérieux dans son travail », dit-il.

En 1985, cinq ans après le concert de Rodange, Richard Bellia met le cap sur Londres. « J’y étais allé en vacances en hiver, je logeais dans un squat. Les Cure avaient loué le Hammersmith Odeon pour préparer leur prochaine tournée et je suis allé les photographier pendant toute une semaine. J’avais droit à mon concert privé chaque jour… » Pour vivre de ses photos, il tente le mythique hebdomadaire « Melody Maker » : « Je les ai appelés et ils m’ont répondu qu’ils avaient déjà des photos des Cure, qu’ils n’en voulaient pas. Je leur ai donc dit que j’allais passer… J’ai débarqué trois quarts d’heure plus tard et ils ont fini par acheter mes photos. » Il s’installe dans la capitale britannique pour sept ans.

The Cure Robert Smith Richard Bellia

Robert Smith, le chanteur des Cure, en 1985, lors d’une séance photo avec Richard Bellia. Depuis 40 ans, la carrière du photographe lorrain est inextricablement liée à celle du groupe britannique. (Photo : Richard Bellia)

Dans le Londres de la deuxième moitié des années 1980, ses objectifs saisissent une scène musicale post-punk débordante de créativité. Il vend ses photos à la presse britannique et à des journaux français. Il photographie les Clash en concert et réalise en coulisses un portrait emblématique du chanteur Joe Strummer, posant avec sa guitare Fender. Cette photo a été imprimée dans un format de huit mètres sur trois, lors d’une exposition de Richard Bellia à Nantes, au printemps dernier. « C’était une belle façon de rendre hommage à Joe Strummer, 20 ans après sa mort. »

Il a photographié presque tout ce que la scène internationale a connu de célébrités ces dernières décennies. Il a fixé sur sa pellicule des musiciens de tous horizons : James Brown, le parrain de la soul, Fela Kuti, le père de l’afrobeat, les rappeurs new-yorkais Public Enemy ou encore l’inventeur déjanté du dub, le Jamaïcain Lee Perry. Dans sa galerie, on croise aussi le cinéaste Claude Chabrol, l’humoriste Pierre Desproges ou, plus récemment, l’ancien footballeur Éric Cantona. Côté rock, la palette semble presque infinie, elle traverse les générations et les styles : Paul McCartney, Joey Ramone, Ray Charles, Siouxie, Nirvana, Red Hot Chili Peppers, Axel Rose, Nina Hagen, les Stranglers, Lemmy, les Pixies, Placebo… Des centaines d’artistes à la gloire légendaire pour certains, éphémère pour d’autres.

Ses photos débordent de l’énergie qui se dégage de la scène ou retiennent la poésie d’un instant. Elles accrochent un regard, une attitude. « La photo, c’est la capture du réel au moment où tu as appuyé », résume-t-il. « Quel que soit l’appareil qu’on utilise, même un téléphone, nous faisons tous le même geste : on déclenche. Mais il ne suffit pas d’être au bon endroit au bon moment. Ce qui fait la photo, c’est tout ce que tu as fait avant : choisir la bonne optique, la bonne pellicule, le bon réglage. » La lumière est déterminante : « C’est elle qu’il faut attraper au bon moment, sinon ta photo sera au mieux banale. Je trouve tellement intéressante la fabrication d’une photo : c’est d’abord la lumière qui trouve l’optique. »

La photo argentique, c’est aussi de la chimie, et Richard Bellia énumère les produits et dosages nécessaires pour réaliser le bon tirage. « La photo est l’art graphique le plus fin. Ça m’emmerde quand c’est pas nickel, une imperfection minime ou une poussière peuvent tout gâcher. »

Dave Vanian et Captain Sensible des Damned avec Joey Ramone en 1988. (Photo : Richard Bellia)

Mais c’est d’une autre chimie que naît la force de ses photos. En coulisses, les sourires, les grimaces loufoques ou les poses provocantes des artistes face à l’objectif racontent une évidente complicité avec le photographe. « Le meilleur respect que l’on peut avoir vis-à-vis des artistes, c’est de venir dire bonjour, de faire tac et puis voilà je m’en vais », soutient-il. « Je fais peu de photos. J’ai un contact direct avec les musiciens mais je garde une distance. Il y en a bien avec qui je suis pote, mais je ne veux surtout pas bouffer leur temps pour une bonne photo. »

C’est donc presque sur la pointe des pieds, dans l’effacement, que travaille Richard Bellia : « C’est un métier où il faut être sympa et bienveillant. Sympa parce que dans un concert, tout un tas de gens donnent le meilleur pour que ça réussisse : l’organisateur, ceux qui vendent les tickets, ceux qui tiennent le bar, le comptable, etc. Ils ne demandent pas à être pris en photo, et donc quand tu débarques, ton seul moyen d’exister paisiblement est d’être sympa pour qu’ils t’acceptent dans leurs pattes. » La même inclination guide sa prise de vue : « Prendre quelqu’un en photo c’est être le miroir de l’autre. Et ce qu’il doit y voir, c’est de la bienveillance. »

« Ne pas refaire deux fois la même photo »

Sympathie et bienveillance : Richard Bellia n’a sans doute jamais eu à forcer le trait, tant ces qualités semblent naturelles chez lui. Dans la cuisine de sa maison de Lexy, seule pièce encore en ordre, la cafetière italienne tourne à plein régime. La nuit précédente a été courte et, déménagement oblige, celles à venir le seront probablement aussi. Les amis défilent, c’est la veille du week-end, on discute de tout et de rien, de photo et de musique bien sûr. Les contacts sont amicaux, francs et directs, héritage d’une culture ouvrière qui imprègne encore profondément le Pays-Haut lorrain.

Richard Bellia s’était offert son premier appareil photo en travaillant à l’usine à Longwy. Plus de quatre décennies se sont écoulées depuis et certains de ses clichés sont devenus aussi légendaires que les artistes qu’ils représentent. Son travail s’inscrit à son tour dans l’histoire du rock. « Quand on regarde certaines photos, les fringues que portent les musiciens, le matos qu’ils utilisent, c’est sûr que c’est daté et que ça fait partie de l’histoire », commente-t-il d’abord. « Une histoire, c’est un début et une fin. J’ai l’impression d’avoir vécu une séquence où les artistes vendaient bien leur musique, en vivaient bien. Cette époque est révolue. Maintenant, le parcours est vraiment dur : il faut faire des plateaux Fnac, des premières parties à n’en plus finir, être en permanence dans la séduction… » Il estime que « l’image est devenue un consommable comme l’alcool ou l’essence » et s’étonne de voir désormais « à quel point un groupe a tout le temps de nouvelles photos ».

La page serait donc tournée ? Pas vraiment. Richard Bellia a encore des coups de cœur, comme celui qu’il traîne depuis quelques années pour les Britanniques de White Fat Family : « Ils sont dans tous les excès du rock et ça me plaît bien. » S’il fait bien moins de photos de scènes que par le passé, son exigence demeure intacte : « Je connais bien mes archives et je me souviens des photos que j’ai faites. Mon but est précisément de ne pas refaire deux fois la même photo. Si tu fais ça, tu triches. Il ne faut pas se tromper sur ce qu’on fait. »

Depuis quelques années, il photographie aussi le soleil et les éclipses partielles. Une façon, sans doute, de remonter la source de la lumière qui le fascine tant. « C’est un vrai fun quand j’arrive à bien la choper, c’est le paradis ! » En ce début d’après-midi de décembre, le froid s’est installé sous un ciel bleu. Le soleil est radieux et le moment est tout choisi pour passer aux travaux pratiques. Le photographe entraîne son petit monde dans le jardin pour une séance de portraits individuels. L’objectif est proche du visage et Richard Bellia murmure : il dit comment incliner la tête pour capter au mieux la lumière du soleil, il raconte la photo qu’il va faire. Son sourire est complice et contagieux. Impossible de ne pas le lui retourner au moment où il appuie.

richardbellia.com

Adepte du do-it-yourself, Richard Bellia éditait en 2007 et à compte d’auteur un premier recueil de ses photos. Il a récidivé en 2018 avec un projet plus ambitieux. « Un œil sur la musique 1980-2016 », qui présente sur 750 pages un millier de photos sélectionnées dans ses archives, qui en comprennent plus de 200.000. D’un poids de 5 kg, l’ouvrage est un chef-d’œuvre en soi et raconte 40 ans d’histoire du rock vu par le photographe lorrain. Il est en vente au prix de 130 euros dans certaines librairies et sur le site de Richard Bellia :
 richardbellia.com.


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