Conférence de Stella Assange : « Quand ils attaquent la presse, c’est vous qu’ils attaquent »

Stella Assange, épouse et avocate du fondateur de Wikileaks, a donné une conférence à Luxembourg, le 25 septembre. Elle a témoigné du quotidien de sa famille, entre visites en prison et procédures judiciaires. Elle a alerté sur la menace pour la liberté de la presse que représente la détention de Julian Assange, prisonnier politique, menacé d’extradition aux États-Unis, où il encourt 175 ans de prison.

Pour Stella Assange, la détention de son mari « crée un précédent, car c’est la première fois qu’un éditeur est poursuivi pour espionnage ». (Photo : dr)

« L’influence gouvernementale sur les reportages et le manque d’indépendance des médias, lorsqu’il s’agit de révéler la vérité au public, sont une grande source d’inquiétude » : Ken Day, l’homme qui parle ainsi, n’est pas complotiste. Au début des années 1990, il était chef de l’unité des crimes informatiques de la police fédérale australienne. Il avait alors mené les enquêtes ayant abouti à l’arrestation de nombreux jeunes hackers australiens, dont Julian Assange. Interrogé au milieu des années 2000 sur le travail de Wikileaks, il déclare : « Ils font éclater au grand jour les mensonges et les méfaits des gouvernements et des entreprises en publiant des documents de référence et en révélant ainsi la vérité sans la biaiser. Essentiellement, ils prouvent la vérité. Le lecteur peut contrôler la véracité d’un récit journalistique en se référant au document d’origine. » Estimant que les mensonges d’État sapent la démocratie, Ken Day est alors convaincu que « Wikileaks est en train de réveiller progressivement les consciences et initie certains changements [1]. »

En 2023, l’utopie est devenue enfer carcéral : après sept ans de réclusion dans l’exiguë ambassade d’Équateur à Londres, où il avait obtenu l’asile politique, Julian Assange est emprisonné depuis 2019 dans la prison de haute sécurité de Belmarsh, dans le sud-est de Londres. Il est sous la menace d’une extradition vers les États-Unis, où il encourt 175 ans de prison pour la publication, en 2010 et 2011, de documents militaires et diplomatiques américains, décrivant notamment les crimes de guerre de l’armée américaine en Afghanistan et en Irak.

Ce lundi 25 septembre, au cours d’une conférence à Luxembourg, Stella Assange, épouse et avocate du fondateur de Wikileaks, raconte les épreuves infligées à son mari tout au long de ces années et dit l’enjeu fondamental de son combat pour la liberté d’expression. L’événement est organisé par le groupe parlementaire de soutien à Julian Assange, créé en mars dernier à l’initiative de la députée Déi Lénk Nathalie Oberweis, rejointe par des élu-es pirates, écolos et ADR. L’affluence dépasse l’attente des organisateurs. Plus de 200 personnes se pressent dans la grande salle du Casino syndical, à Bonnevoie, pour entendre ce témoignage, ovationné à de multiples reprises.

L’avocate de 40 ans a rejoint l’équipe de défense de Julian Assange dès 2011 et débuté une relation avec lui alors qu’il était réfugié dans l’ambassade d’Équateur. Ils ont eu deux enfants, âgés aujourd’hui de six ans et quatre ans et demi. Ils se sont mariés en mars 2022 en prison. Par des mots simples, elle raconte d’abord le quotidien de sa famille.

Un « Little Guantanamo » 
près de Londres

Elle décrit « l’environnement morose de la prison de Belmarsh, surnommée ‘Little Guantanamo’, construite entre la Tamise, une autoroute et un aéroport ». Elle s’y rend deux fois par semaine avec ses enfants : « Il y a plusieurs niveaux de sécurité à passer. Nous sommes fouillés jusque dans la bouche et derrière les oreilles, les enfants y compris. Après cela, on est mis face à des chiens renifleurs avant d’être menés dans une grande pièce où une quarantaine de détenus attendent les visites derrière des tables. Je peux donner la main à Julian et les enfants sont autorisés à passer de son côté et à s’asseoir sur ses genoux. Ça dure une heure et quart. » Elle dit que c’est « la seule vision que les enfants ont de leur père, et ils ont beaucoup de mal à l’imaginer en dehors de la prison. J’essaie de leur faire comprendre qu’il veut rentrer à la maison et qu’il y a beaucoup de gens, partout dans le monde, qui se battent pour qu’il puisse rentrer. Ils comprennent aussi que le combat de Julian dépasse le simple fait de retrouver sa famille, qu’il y a quelque chose de plus grand. Mais ils comprennent aussi qu’il y a beaucoup d’incertitudes ».

Elle parle du mauvais état de santé de Julian Assange, alors que les Nations unies considèrent qu’il est soumis à une torture psychologique mettant sa vie en péril. « Il reste combatif », assure-t-elle. Cependant, poursuit Stella Assange, « à Belmarsh, tout le monde a l’air malade : les détenus sont enfermés en cellule 22 heures sur 24, la nourriture est abominable et il n’y a presque pas de lumière du jour qui y pénètre ».

Sur le plan judiciaire, elle énumère les innombrables péripéties devant les tribunaux britanniques. Après avoir rejeté la demande américaine d’extradition en 2021, ceux-ci l’ont approuvée suite à l’appel formulé par Washington. En revanche, la demande d’appel de Julian Assange a été refusée par la Haute Cour de Londres, ouvrant la voie à son extradition. Ultime recours possible au Royaume-Uni, un groupe de juges indépendants peut casser la précédente décision et autoriser l’appel du fondateur de Wikileaks. S’il est accepté, « Julian pourra faire valoir ses arguments », sinon, c’est l’extradition qui devra, in fine, être approuvée par la ministre de l’Intérieur. Le dernier espoir sera alors de saisir la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH). « S’il est extradé, il va mourir en prison », se désole son épouse.

Les débats devant les juridictions britanniques ont toujours porté sur la procédure d’extradition, jamais sur le fond, à savoir la criminalisation de la publication d’informations d’intérêt général. « Il est important que je vienne dans des pays comme le Luxembourg, la France ou l’Allemagne pour expliquer que c’est une affaire politique, ce que tout le monde sait », reprend Stella Assange. « Sa libération dépend de la bonne compréhension du public des enjeux réels de l’affaire. Il y a eu tant de diversions et de désinformations pour les masquer. Le but est de diviser et détruire ses soutiens politiques et la solidarité. »

Photo : Alisdare Hickson

L’assourdissant silence des Européens

Elle fustige le silence des Européens, qui « ne veulent pas se brouiller avec les États-Unis », au mépris de la Convention européenne des droits de l’homme, qui accorde protection aux journalistes et aux éditeurs. Elle cite le discours de Lula, le président brésilien, lors de la dernière assemblée générale de l’ONU. Quand il a demandé la libération de Julian Assange, il a été longuement applaudi par la plupart des représentants des pays membres : « C’est ainsi que la majorité du monde voit l’affaire Assange. Seuls les États-Unis, le Royaume-Uni et leurs alliés sont restés silencieux. »

En janvier 2017, le président Obama avait gracié l’analyste militaire Chelsea Manning, la source d’Assange sur les crimes de guerre de l’armée américaine. L’administration du président démocrate semblait alors prête à lâcher les poursuites pour piratage informatique, qui justifiaient initialement le mandat d’arrêt. Le ton a diamétralement changé avec l’accession au pouvoir du républicain Donald Trump et l’inculpation, en 2018, de Julian Assange en vertu de l’Espionnage Act, une loi fédérale datant de 1917. « Cela crée un précédent car Julian est un éditeur, et c’est la première fois qu’un éditeur est poursuivi pour espionnage », relate son épouse. Elle insiste : « Julian n’est pas un lanceur d’alerte et jusqu’à présent les éditeurs étaient protégés. » Elle rappelle aussi que « Julian est Australien, il ne travaillait pas pour un gouvernement étranger, il n’est ni citoyen ni militaire américain et il n’avait aucun devoir vis-à-vis du gouvernement des États-Unis ».

D’après Stella Assange, Donald Trump a aussi utilisé l’inculpation de son mari pour espionnage comme levier de pression sur des journaux comme le « Washington Post » ou le « New York Times », qui publiaient constamment des fuites mettant en cause son administration. Selon elle, la menace a fonctionné : « Aujourd’hui, ils s’abstiennent de publier les informations les plus sensibles, car leurs juristes le déconseillent en raison des risques de poursuites graves. » Elle raconte aussi l’obsession de Mike Pompeo pour Julian Assange, lorsqu’il dirigeait la CIA : « Il avait concocté un plan pour le faire assassiner, mais il a finalement été abandonné. »

« Personne ne doit contrôler la vérité »

La présidence démocrate de Joe Biden n’a pas mis fin aux persécutions. « Pourquoi veulent-ils le réduire au silence ? Parce qu’il a exposé des crimes et de la corruption et créé un journalisme d’alerte qui a eu un impact mondial », affirme Stella Assange. Elle illustre son propos par le refus du parlement irakien de renouveler, en 2011, un accord avec les États-Unis garantissant l’immunité juridique aux soldats américains déployés dans le pays. La publication d’un câble diplomatique transmis par Chelsea Manning a tout fait capoter. Le document dépeint le massacre d’une famille irakienne par des soldats américains. Toutes les victimes, parmi lesquelles figuraient cinq enfants en bas âge, avaient été menottées et exécutées d’une balle dans la tête. « Face au scandale, l’accord n’a pas été reconduit, et, un mois plus tard, Washington annonçait le retrait de ses troupes. Il n’y a aucun argument qui prouverait que vous seriez plus en sécurité en ne connaissant pas ces documents. Et qu’en est-il des Irakiens et de leur droit à l’accès à leur propre histoire ? », interroge l’avocate.

Pour Stella Assange, « Julian a créé un précédent : ces révélations sont considérées comme un crime plus grave que la mort de dizaines de milliers de civils. Ce sont les plus importantes révélations de notre époque et c’est pour ça qu’elles doivent être punies pour espionnage ». Adepte de la « liberté totale d’expression » et fidèle à la philosophie ayant présidé à la création de Wikileaks, elle dit qu’« on parle de la vérité et personne ne doit contrôler la vérité, le public a le droit de l’entendre ».

Elle craint « un effondrement de la liberté de la presse, car la détention de Julian a des conséquences pour les journalistes du monde entier ». Elle en veut pour preuve une interview accordée il y a quelques semaines à la BBC par le dictateur azerbaïdjanais, Ilham Aliyev. Interpellé sur l’emprisonnement de journalistes dans son pays, il a répondu en citant le cas de Julian Assange. « Sa détention devient une justification, elle devient la norme et la nouvelle réalité. »

« Un fondement d’une société démocratique »

Aux yeux de Stella Assange, la question est désormais de savoir « qui va protéger les journalistes » : « S’ils ne sont pas en sécurité, ils ne vont pas publier les affaires controversées. Cela nous prive de l’accès aux connaissances qui nous permettent de voter, de savoir pourquoi nous payons des impôts. C’est l’un des fondements d’une société démocratique ouverte, capable de défier les puissants. C’est le contrat social. Quand ils attaquent la presse, c’est vous qu’ils attaquent. »

L’espoir de voir Julian Assange recouvrer la liberté demeure cependant. Personne n’est dupe, observe-t-elle : « Les gens peuvent voir qu’il est en prison depuis quatre ans et demi et que ce n’est pas normal, car il n’est accusé d’aucun crime. » Elle relève aussi une solidarité croissante des médias : « Julian a toujours été très critique à leur égard et ils ne se sont pas impliqués au début de l’affaire, mais les choses changent. » Meilleur allié de Washington dans le Pacifique, l’Australie, longtemps distante, exige désormais la libération du fondateur de Wikileaks. Peu à peu se dégage aussi le sentiment que l’affaire se transforme en boulet, tant pour les États-Unis que pour le Royaume-Uni, les deux pays se rejetant mutuellement la faute de la détention d’Assange.

Épouse et maman, Stella Assange veut entretenir la flamme de l’espoir : « Notre fils Gabriel, qui a six ans, a un genre de calendrier qu’il coche chaque jour passé par Julian en prison. Ce n’est pas un compte à rebours, puisque nous ne savons pas quand il sera libéré. Mais nous savons que chaque jour qui passe nous rapproche de sa libération. »

[1] Cité dans la réédition de « Underground », coécrit par l’universitaire australienne Suelette Dreyfus et Julian Assange.

« Julian a créé un précédent : ces révélations sont considérées comme un crime plus grave que la mort de dizaines de milliers de civils. Ce sont les plus importantes révélations de notre époque et c’est pour ça qu’elles doivent être punies pour espionnage. »
Stella Assange


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