Deux défenseurs des droits humains et militants écologistes ont disparu le 15 janvier au Mexique, après une réunion sur les dégâts provoqués par une mine du groupe luxembourgeois Ternium. Leurs proches soupçonnent l’entreprise d’être mêlée à leur disparition. Ternium nie son implication dans cette affaire que les autorités luxembourgeoises disent prendre « très au sérieux ».

Les fiches diffusées par les autorités mexicaines après la disparition des deux militants, le 15 janvier dernier.
L’inquiétude grandit au fil des semaines pour les familles et proches de Ricardo Lagunes et Antonio Díaz. Le premier est un avocat de 41 ans qui conseille des organisations défendant les droits des communautés autochtones ; le second, âgé de 71 ans, est un enseignant, militant environnemental et leader de la communauté autochtone d’Aquila, une ville du nord-est du Mexique. Le dimanche 15 janvier, la camionnette Honda blanche dans laquelle ils circulaient a été retrouvée vide, criblée de balles, au bord l’autoroute reliant l’État de Michoacán à celui de Colima, où ils se rendaient. Aucune trace de sang n’a été relevée par la police, mais les deux militants ont disparu, probablement enlevés par des hommes qui les avaient suivis en voiture et en moto depuis Aquila.
Ricardo Lagunes et Antonio Díaz venaient de participer à une réunion sur une mine de fer appartenant au sidérurgiste Ternium. Le siège de cette multinationale est domicilié au Luxembourg, tandis que ses 18 sites de production sont répartis sur le continent américain où elle emploie 20.000 personnes. Leader sur l’acier plat en Amérique latine, Ternium assure plus de la moitié de sa production dans ses usines au Mexique, où elle possède également deux mines. Celle qu’elle exploite dans le Michoacán est au centre d’un contentieux avec la population d’Aquila, dont une partie seulement a obtenu des compensations financières pour les préjudices subis, tandis que l’autre a été déboutée de ses demandes par l’entreprise. Ces disparités déchirent la communauté, d’après des ONG locales qui accusent la multinationale de pratiquer une stratégie de division dans la petite ville de 11.000 habitant-es. La réunion du 15 janvier était précisément destinée à faire le point sur l’obtention de compensations supplémentaires pour les dommages environnementaux, sanitaires et sociaux provoqués par la mine.
Mine et routes bloquées
« Nous voulons souligner la possible responsabilité de l’entreprise minière Ternium pour que mon frère Ricardo Lagunes et le professeur Antonio Díaz réapparaissent vivants », a déclaré la sœur de l’avocat au cours d’une conférence de presse tenue quatre jours après leur disparition. « L’entreprise est l’un des acteurs les plus puissants de la région, et ses activités ont non seulement affecté l’environnement mais aussi le tissu social, générant des conflits et de la violence », a poursuivi Lucia Lagunes. « L’entreprise entretient des relations avec différents groupes locaux et peut-être avec les auteurs de cette disparition », a accusé la sœur de l’avocat. Le sentiment de Lucia Lagunes est partagé par la population d’Aquila, dont une partie a bloqué la mine et des routes les jours suivants, enjoignant à Ternium d’agir pour la libération des deux hommes.
De son côté, la division mexicaine du groupe luxembourgeois exprime par communiqué « sa solidarité avec les familles des hommes disparus et avec la communauté d’Aquila et espère une clarification rapide des événements ». Elle nie énergiquement son implication : « Ternium est contre tout type de violence et rejette catégoriquement toute spéculation et/ou diffamation visant à l’associer à tout type d’activité illégale. »
La société veut aussi couper court aux rumeurs de collusion qu’elle entretiendrait avec des organisations criminelles, dont le cartel de Jalisco Nouvelle Génération (CJNG), accusations relayées plus ou moins ouvertement dans des médias locaux ces dernières semaines. Le CJNG est le cartel mexicain de la drogue le plus puissant avec celui de Silanoa. Fort de plusieurs milliers d’hommes sur- armés, il est responsable des deux tiers du narcotrafic aux États-Unis, affirment les autorités judiciaires américaines, qui le classent parmi les organisations criminelles les plus redoutables au monde.

Photo : Fabien Grasser
La sanglante guerre des cartels
Les affrontements du CJNG avec des gangs concurrents ont provoqué d’importants déplacements de population dans l’État de Michoacán et, depuis une dizaine d’années, la violence s’est accrue autour des mines de la région. Les groupes criminels y pratiquent le racket à grande échelle et tentent de prélever leur dîme sur les exploitations. Ils recrutent leurs hommes de main dans la population locale et assassinent celles ou ceux qui se mettent en travers de leur chemin. En 2021, 54 défenseurs des droits fonciers ont été assassinés et 19 autres ont disparu au Mexique, rapporte l’ONG Global Witness, qui documente les violences liées aux projets extractifs. La plupart de ces crimes restent impunis. À plus large échelle, les autorités mexicaines estiment à 300.000 morts et 85.000 disparitions le bilan des guerres opposant depuis 15 ans les cartels au gouvernement et entre eux. Les chancelleries occidentales déconseillent aux voyageurs la visite de larges portions du territoire, dont font partie les États de Michoacán et de Colima, aux frontières desquels se trouve Aquila.
Au Luxembourg, la disparition de Ricardo Lagunes et Antonio Díaz a été relayée par l’Initiative pour un devoir de vigilance. Cette coalition d’ONG luxembourgeoises milite pour l’adoption d’une législation incriminant les multinationales pour des violations des droits humains liées à leurs activités partout dans le monde. Dans un courrier adressé à Ternium une semaine après la disparition des deux hommes, la coalition appelle la multinationale « à contribuer à la recherche des deux personnes disparues et à éviter toute activité qui pourrait conduire à de nouveaux conflits entre les communautés ». La missive de la coalition luxembourgeoise est restée sans réponse à ce jour.
Le woxx a également tenté de joindre la direction du groupe luxembourgeois, mais les lignes téléphoniques de la multinationale sonnent en permanence… occupé et les questions adressées à Ternium via un formulaire sur son site internet sont, là encore, restées sans réponse. Le groupe sidérurgique a établi son quartier général dans un immeuble du boulevard Royal à Luxembourg, où il partage notamment ses bureaux avec sa propre maison mère, Techint SA, un conglomérat au capital italo-argentin, dirigé par la famille italienne Rocca (lire ci-contre).
Ternium sommé de répondre aux accusations
Interrogées par le woxx, les autorités luxembourgeoises ont rapidement réagi à la nouvelle de la disparition des deux militants et aux accusations portées contre Ternium au Mexique : « Les ministères des Affaires étrangères et de l’Économie prennent très au sérieux ces allégations et étudieront les options à leur disposition afin d’assurer le suivi de cette affaire », assure un attaché de presse des Affaires étrangères. « Les ministères ont d’ores et déjà conjointement contacté l’entreprise en question afin d’exprimer leur grande préoccupation quant au bien-être de M. Díaz et M. Lagunes, et de demander à l’entreprise de faire toute la lumière sur ces accusations très graves », ajoute notre interlocuteur dans un échange de mails.
Une semaine après la disparition des deux militants, des ONG basées au Mexique et aux États-Unis ont porté l’affaire devant le Comité contre les disparitions forcées des Nations unies afin qu’il demande au gouvernement mexicain de tout mettre en œuvre pour aboutir à la libération des deux militants. À cette occasion, Alejandra Gonza, directrice de Global Rights Advocacy, a rendu Ternium responsable des divisions régnant au sein de la communauté d’Aquila, estimant que la société avait dès lors l’obligation de collaborer à la recherche des deux défenseurs. Aux yeux de l’Initiative luxembourgeoise pour un devoir de vigilance, cette affaire illustre une nouvelle fois la nécessité de légiférer sur la responsabilité des multinationales dans la violation des droits humains et environnementaux, alors que le grand-duché abrite les sièges de milliers de groupes. Une directive européenne dans ce sens est bien en cours d’élaboration, mais elle n’entrera pas en vigueur avant plusieurs années.
Dans l’immédiat, l’urgence est au retour de Ricardo Lagunes et Antonio Díaz. Les actions des ONG et le battage médiatique suscité par l’affaire mettent le gouvernement mexicain et Ternium en mauvaise posture. Et entretiennent, pour les proches des deux hommes, l’espoir d’un dénouement favorable et rapide.
Une cascade de sociétés et une fondation STAK
Le siège de Ternium SA est situé dans un immeuble du boulevard Royal, à Luxembourg, où la multinationale partage ses bureaux avec quatre autres sociétés : sa filiale à 100 % Ternium investments sarl, ses deux principaux actionnaires, Techint Holdings sarl et Tenaris investments sarl, et enfin San Austin SA, une holding qui chapeaute le tout.
Ce schéma de sociétés en cascade dans lequel s’inscrivent Ternium et Techint est plutôt classique pour une multinationale d’abord attirée au Luxembourg par ses avantages fiscaux. En 2021, Ternium déclarait 5,7 milliards de dollars d’actifs dans ses bilans et sa filiale directe en déclarait 9,4 milliards, des sommes plutôt rondelettes mais pas exceptionnelles pour un acteur du secteur de la sidérurgie. La même année, faute de profits, Ternium n’a pas payé d’impôts, mais elle a tout de même distribué quelque 570 millions de dollars de dividendes à ses actionnaires au titre de l’année 2020.
Ce qui est moins classique dans ce montage, c’est que l’ensemble est placé sous le contrôle d’une fondation aux Pays-Bas : la RP STAK. Contrairement aux fondations traditionnelles, les fondations néerlandaises de type STAK (« Stichting administratiekantoor ») sont formées pour détenir les actions d’une société privée. Elles ne sont pas assujetties à l’impôt sur les sociétés et sont présentées par les cabinets de conseil financier comme un instrument de protection des actifs, particulièrement efficace pour préparer les successions.
Un mécanisme sans doute idéal pour le groupe Techint, une affaire avant tout familiale. La maison mère de Ternium a été fondée en Italie par Agostino Rocca, un ingénieur milanais qui a émigré en Argentine en 1945. Le groupe est aujourd’hui présent dans 40 pays et emploie près de 60.000 personnes, principalement dans la sidérurgie et l’ingénierie pétrolière, mais aussi dans la machine-outil et les cliniques privées en Italie. La famille Rocca est toujours l’actionnaire majoritaire du groupe, actuellement dirigé par deux petits-fils du fondateur, Palolo et Gianfelice Rocca.
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