La semaine dernière, quelque 500 activistes et sympathisant·es en provenance d’une cinquantaine de pays se sont retrouvé·es à la Kulturfabrik à Esch-sur-Alzette pour participer à la Conférence internationale sur les droits des animaux, devenue au fil des ans, depuis sa création en 2011, un rendez-vous incontournable en la matière.
Le temps d’un long week-end, la Kufa est devenue l’épicentre mondial de la lutte en faveur des droits des animaux. Tout un symbole, quand on sait que le lieu fut jusqu’en 1979 un abattoir municipal. Au programme de la treizième conférence consacrée à la condition animale : présentations, discussions, projections, ateliers… Avec comme objectif ultime : trouver les moyens permettant de mettre fin à l’exploitation des animaux.
« Expériences animales dans l’éducation », « Comment l’agriculture animale provoque des pandémies et d’autres crises sanitaires », « Comment entrer dans les abattoirs et filmer l’aire d’abattage » : les thématiques abordées étaient nombreuses et les profils des intervenants très divers, à l’image de l’amplitude des champs d’action, des stratégies et des réflexions théoriques que recouvre le mouvement de défense des droits des animaux. « Le mouvement implique d’autres luttes – contre l’exploitation humaine, contre la destruction de l’environnement… Le droit des animaux constitue une partie d’une plus grande justice sociale », souligne Heiko Weber, président de la conférence.
En ligne de mire cependant, l’industrie agroalimentaire et l’agriculture animale. « Le droit des animaux ne concerne pas seulement le domaine de la nourriture, mais c’est dans ce secteur, et de loin, que les animaux sont le plus exploités, tués, torturés », précise-t-il. D’après l’association française L214, 2.050 milliards d’animaux ont ainsi été abattus pour l’alimentation humaine durant la seule année 2022. Les activités d’élevage et d’abattage ont concerné plus de 85 milliards d’animaux terrestres et plus de 300 milliards d’animaux aquatiques, tandis que plus de 1.600 milliards de poissons sauvages ont été pêchés pour la consommation humaine directe ou pour la confection d’huiles et de farines destinées à l’alimentation des poissons et crustacés dans les élevages.
Si l’objectif des activistes est le même – mettre fin à l’exploitation des animaux –, les moyens engagés pour l’atteindre diffèrent : radicalisme ou gradualité ? « Bien sûr, in fine, les choses évolueront petit à petit. Nous ne parviendrons pas à changer du tout au tout, concède Heiko Weber. Mais la question qui divise les opinions, c’est : doit-on demander ‘petit’ dès le départ ou doit-on d’emblée demander de grandes avancées pour en obtenir de petites ? Pour certains, demander de petits changements risque d’être contre-productif, en donnant bonne conscience au consommateur. »
Martin Balluch, cofondateur de l’Austrian Vegan Society et président de l’Austrian Association against Animal Factories (AAAF), opère pour sa part avec ses camarades selon une méthode bien rodée qui sert de modèle à de nombreux activistes à travers le monde. « On définit un objectif de campagne sur lequel les activistes de l’organisation des neuf provinces du pays vont se concentrer, et on va jusqu’à sa réussite avant de désigner un nouveau thème », résume l’infatigable militant, actif depuis une quarantaine d’années.
Un des succès de l’AAAF fut l’interdiction de l’élevage de lapins en cage, dont la campagne a débuté en 2007 et a duré neuf mois (contre trois ans en moyenne). « On commence par faire un état de la situation. Cela signifie que l’on a mené secrètement des investigations dans les fermes. On produit des rapports scientifiques sur les potentielles alternatives. Puis on rend le tout public. Ensuite, nous faisons des campagnes d’affichage et on isole les responsables de partis, les ministres, etc., tous ceux qui permettent à ce genre de situation d’exister. On effectue des sondages d’opinion – en l’occurrence 90 % des personnes interrogées ne voulaient plus de lapins en cage », décrit Martin Balluch.
D’un point de vue tactique, les militant·es pratiquent l’escalade délibérée : les activités se radicalisent au fur et à mesure, pouvant aller jusqu’à la désobéissance civile, avec occupation des lieux, blocages de l’entrée des sites, ouverture des cages pour libérer les animaux… « On va parfois à l’encontre du droit pénal, mais sans violence. Je ne menace personne, je ne vais pas abîmer les propriétés. »
Jusqu’à ce que les autorités, parfois « extrêmement agressives et répressives », qui vont jusqu’à « harceler » et « envoyer en prison » les militant·es, acceptent d’ouvrir la discussion pour trouver un compromis, lequel concerne généralement le temps d’implémentation, qui s’avère souvent assez lent (cinq ans dans le cas de l’élevage en cage des lapins, qui fut définitivement interdit en 2012). Par contre, « nous ne transigeons jamais sur notre demande », insiste Martin Balluch. « Par exemple, lorsque nous avons exigé la fin des cages, il n’a jamais été question d’accepter des cages plus grandes. C’est une ligne rouge que nous définissons dès le départ et sur laquelle nous ne revenons jamais. » L’AAAF peut se vanter d’autres succès, comme les interdictions des fermes d’élevage d’animaux à fourrure, de la présence d’animaux sauvages dans les cirques, des expérimentations sur les singes…
Si sur le plan législatif l’Autriche, à titre de comparaison avec d’autres pays, fait figure de leader en ce qui concerne les droits des animaux et a d’ailleurs participé à l’implémentation de la législation européenne en la matière, il n’en va pas forcément de même sur le plan sociétal. L’interdiction sur le territoire autrichien d’un produit ne signifie pas l’interdiction automatique de l’importer. « Aucun pays n’est un paradis pour les animaux », ironise Heiko Weber. « La moitié de nos succès a conduit à un changement de comportement, l’autre moitié, non. Mais nos actions contribuent à nuire à l’image des produits et des techniques contre lesquels nous nous battons. Il faut être extrêmement patient. Par exemple, lorsque nous avons décidé de nous mobiliser contre les œufs de poules en cages, l’Autriche en importait alors 30 pour cent. Aujourd’hui, c’est sept pour cent [l’interdiction a été votée en 2004 et est entrée en vigueur en 2009, ndlr]. Les gens consomment toujours autant d’œufs, mais en consomment de meilleurs », illustre Martin Balluch.
« Love-based approach »
Lena Ella, elle aussi autrichienne, promeut quant à elle une approche « basée sur l’amour » (« love-based approach »). Cette activiste au sein de The Save Movement se targue d’obtenir des succès grâce à la négociation, à la persévérance et à l’empathie envers les dirigeant·es et employé·es des abattoirs. C’est en usant de naïveté et de charme et en développant une relation presque amicale avec le directeur d’un abattoir qu’elle est ainsi parvenue à obtenir l’autorisation d’entrer et de filmer à l’intérieur de la salle d’abattage, le tout sans masquer son identité ni ses intentions. Une méthode dont elle reconnaît la limite : « Mon privilège de femme cis blanche, européenne, éduquée, me facilite la tâche. »
La violence de ce qu’elle y a vu et de ce qu’elle décrit contraste avec la douceur de sa stratégie et de sa voix : « Les animaux, en l’occurrence des cochons, viennent d’une ferme, qui est généralement un endroit horrible pour eux. Quand ils arrivent à l’abattoir, j’en suis presque reconnaissante, car cela mettra bientôt un terme à leur souffrance et à leur vie misérable. On peut voir et sentir leur peur… Le processus d’abattage commençant le matin, ils sont parqués durant la nuit dans un endroit spécifique, une sorte de cage, où ils essaient de se reposer. Mais parfois certains prennent peur ou sont irrités, d’autres deviennent fous tant leurs instincts ont été réprimés, et ils se mettent alors à hurler ou à se battre. »
« Quand arrive le moment de l’abattage, que les machines se mettent en route, tout devient extrêmement bruyant. Un employé les pousse alors – trop brutalement selon moi – vers le poste d’abattage. Ils sont ensuite paralysés – mais on ignore ce qu’ils ressentent ou pas ! –, pour être pendus à des chaînes. Puis ils sont égorgés les uns à la suite des autres, avant d’être plongés dans l’eau bouillante et découpés en gros morceaux, balancés ici ou là selon leur destination. »
« Même si c’est une pratique standardisée, cela reste sanglant. Il y a littéralement du sang partout. C’est un abattoir, on ne parle pas de fine gastronomie, ce sont de grosses machines », insiste Lena Ella, qui assure ne pas porter de jugement sur les travailleur·euses. « Bien sûr, certain·es sont abusif·ves et déversent leur frustration sur les animaux, mais je suis triste pour les personnes qui sont souvent contraintes de travailler dans ces endroits. Il faut les considérer en tant qu’individus, au-delà de leur profession. »
Toujours plus de viande
Les actions de sensibilisation de ces militant·es et les révélations d’organisations telles que L214 en France, qui, grâce à des enquêtes filmées, a dévoilé de nombreux scandales en matière de conditions de vie, de transport et d’abattage des animaux, portent-elles leurs fruits ? Les animaux ont-ils vraiment plus de droits ? Le bilan est mitigé. « En Europe, il y a plus de véganes et l’offre de produits véganes a considérablement augmenté ces dix dernières années. Il y a aussi eu des avancées dans des domaines comme celui de la cosmétique. Dans d’autres régions du monde, la situation régresse », répond Heiko Weber. D’après Statista, dans une étude menée sur 18 pays européens, 6,62 millions de personnes seraient en effet véganes, un chiffre qui pourrait passer à 8,25 millions d’ici 2033.
Mais cet engagement n’entraîne pas nécessairement une diminution générale de la consommation de produits d’origine animale, a fortiori à l’échelle de la planète. La consommation de viande par exemple n’a cessé de croître, et devrait encore augmenter de 13 pour cent d’ici 2028. La production mondiale de viande a été multipliée par cinq depuis les années 1960. La demande a particulièrement augmenté dans les pays asiatiques, où se concentrent désormais 43 pour cent de la production (même si, à l’échelle individuelle, un·e Chinois·e par exemple mange toujours moins de viande qu’un·e Européen·ne – 60 kilos par an contre 75 en moyenne).
« Manger de la viande n’a rien de naturel », réaffirme Barbara Ujlaki, présidente de la Vegan Society Luxembourg, végétarienne depuis 25 ans et végane depuis huit ans. « C’est un comportement socialement acquis. Et, en tant qu’humains, nous avons le choix : contrairement à d’autres animaux, la plupart d’entre nous pouvons décider de ce que nous mangeons. Et il faut faire le choix le plus éthique, celui qui cause le moins de mal aux animaux et à l’environnement. » Le régime carné pèse en effet lourd sur l’environnement, que ce soit en termes d’émissions de gaz à effet de serre, de captation d’eau et de terres (et il aurait aussi des incidences sur la santé). Or, d’après une étude publiée en avril 2022 dans « Nature », la revue scientifique de référence, l’alimentation végétalienne émet sept fois moins de gaz à effet de serre, utilise sept fois moins d’eau et nécessite six fois moins de terres arables que le régime omnivore.
Pas question pour autant de blâmer les omnivores, ajoute Barbara Ujlaki : « La plupart n’ont jamais fait le choix de consommer des produits d’origine animale. Ils et elles ont été élevé·es ainsi. Il y a un travail d’éducation à effectuer. » La dissonance cognitive et la perte de connexion avec ce qu’implique réellement la viande en supermarché ajoutent encore de la difficulté à cette prise de conscience.
La présidente de la VSL jure par ailleurs ne pas jeter la pierre aux agriculteur·rices. « Ce n’est pas leur faute, c’est le système dans lequel ils se trouvent qui est à remettre en cause. Nous voulons travailler avec eux, pas contre eux. Le gouvernement doit intervenir pour les aider à transformer leur agriculture », déclare Barbara Ujlaki, qui met plutôt en cause le capitalisme. Pour elle, « tout est une question d’argent. Le lobby de l’industrie agroalimentaire domine le marché. Même quand les entreprises veulent améliorer le bien-être animal, c’est pour que les consommateurs se sentent mieux en achetant leurs produits. Le capitalisme peut gagner de l’argent avec le véganisme, mais tant qu’il y aura de l’argent à se faire avec l’industrie animale, il sera difficile d’obtenir des lois contre l’exploitation des animaux ».
Le bien-être animal au Luxembourg
« Il est interdit à quiconque sans nécessité de tuer ou de faire tuer un animal, de lui causer ou de lui faire causer des douleurs, des souffrances, des dommages ou des lésions. » Dès 1983, le Luxembourg introduit la protection et le bien-être des animaux dans sa législation. La loi a été renforcée en 2018, mais ne prévoit toujours pas de sanction administrative. La correction est prévue, mais le nouveau gouvernement « préfère attendre le règlement européen sur le bien-être animal, qui doit intervenir fin 2024, pour réadapter la loi nationale et la mettre en conformité avec le règlement européen », explique Martine Hansen, citée par RTL. Pour Barbara Ujlaki de la Vegan Society Luxembourg, cela reste fondamentalement insuffisant. « Nous soutenons ces lois car il est important qu’elles existent, mais il faut envisager de changer le système dans son ensemble. Ce n’est pas parce que c’est légal que c’est bon pour les animaux. Au Luxembourg, nous avons aussi des fermes géantes, des carrousels de traite et des cages pour les porcs, peut-être plus grandes mais dans lesquelles ils ne peuvent quand même pas se retourner. Il faut promouvoir des alternatives plus végétales et se doter d’un fonds de recherche pour aller en ce sens. »