Depuis décembre 2016, l’économie sociale et solidaire fait partie de l’outillage entrepreneurial luxembourgeois. Pourtant, le rush espéré n’a pas eu lieu – une loi mal écrite et un manque de promotion sont entre autres responsables.
Pour un pays qui compte d’innombrables fonds et soparfis, qui drainent la somme astronomique de 4.718 milliards d’euros, miser sur l’économie sociale et solidaire (ESS) n’est pas un choix attendu. Pourtant, sous l’impulsion de l’ex-ministre et aujourd’hui commissaire européen Nicolas Schmit, l’ESS est entrée dans notre législation. Mais pas dans nos mœurs ni notre quotidien.
Pourquoi ce potentiel n’est-il pas utilisé ? C’est le sujet de beaucoup de questions. La semaine dernière, la fondation Idea publiait une note de blog de Jean-Baptiste Nivet, senior economist à la Chambre de commerce, sur ce thème. Dans le texte « L’entrepreneuriat social ne demande qu’à éclore », Nivet analyse les défauts de la loi de décembre 2016 et ceux de sa mise en application. Cette loi, qui crée les sociétés d’impact sociétal (SIS), souffrirait surtout de la définition trop inclusive de l’ESS. Une gouvernance autonome, une finalité sociale et le réinvestissement de la moitié des bénéfices dans le maintien et le développement de l’activité : ce sont les clés pour obtenir l’agrément pour monter une SIS.
Ce qui est trop vague pour certains. Comme Eric Weirich, président de la coopérative d’habitat participatif « adhoc », qui veut s’attaquer solidairement à la crise du logement luxembourgeois. Depuis juin de cette année, « adhoc » bénéficie de l’agrément SIS ; pourtant, Weirich pense qu’il faudrait redéfinir le champ de l’ESS pour y mettre plus de précision. « C’est typiquement luxembourgeois », trouve-t-il. « Une loi mi-figue, mi-raisin qui en fin de compte n’arrange personne. » La culture grand-ducale du compromis serait-elle devenue un obstacle pour le développement de l’ESS ?
Trop de garde-fous
Non, selon l’analyste de la Chambre de commerce : « L’approche inclusive apparaît plus positive dans le fait d’englober tous les projets ESS. (…) Nous sommes donc favorables à cette approche, qui n’empêche pas les projets collectifs d’adopter le statut et permet une certaine flexibilité dans la gouvernance de la SIS », écrit-il au woxx. Le problème serait plutôt à chercher du côté des « garde-fous qui sont un peu trop nombreux ou insuffisamment équilibrés pour en favoriser le développement ».
Sur ce point, Eric Weirich peut le rejoindre : « Il est vrai que certaines mesures sont dissuasives. Le fait d’être totalement dépendant de l’agrément du ministère, donné sur l’avis d’une commission consultative, est un risque que beaucoup d’associations ou d’initiatives ne veulent pas prendre. » Car la loi prévoit qu’en cas de perte de l’agrément, la SIS doit fermer boutique – et ne peut pas devenir par exemple une entreprise classique.
Mais ce n’est pas la seule critique que Weirich formule à l’égard de la loi qui règle l’ESS. Pour lui, les limites de salaire – pas plus de six fois le salaire social minimum – n’ont pas lieu d’être dans la loi : « Quand je fais une SIS, il est clair que ce n’est pas un plan pour devenir millionnaire. Je me demande vraiment si cette question de salaire est un point d’achoppement. » D’autres dispositions sont aussi trop larges pour lui : le fait qu’il est toujours possible de garder et de redistribuer 50 pour cent des bénéfices sans les réinvestir diluerait les intentions de l’ESS. Sa coopérative « adhoc » réinvestit 100 pour cent de ses bénéfices dans ses projets.
En plus, il ne faut pas se laisser décourager par la bureaucratie : « On jouait depuis un certain temps avec l’idée de devenir une SIS. Pourtant, quand je suis allé voir les démarches à faire sur guichet.lu, j’ai laissé tomber dans un premier temps », raconte Weirich. Ce n’est qu’avec l’aide des fonctionnaires – « une petite équipe, mais très motivée et serviable » − que la coopérative d’habitat participatif a parcouru le chemin vers le statut de société d’impact social.
Par contre, Weirich a découvert une faute dans l’analyse de la fondation Idea : le réviseur externe qu’il faut payer n’est pas responsable du contrôle des indicateurs – donc les conditions que la SIS se pose à elle-même. « J’ai mis du temps à comprendre cela », explique-t-il. « Mais le réviseur, en fin de compte, ne fait que le rapport extrafinancier, et personne à part la SIS ne contrôle les indicateurs. Ce qui pose un peu la question de leur utilité. »
À la question de savoir pourquoi le modèle des SIS ne décolle pas, Weirich est un peu perplexe : « C’est vrai que notre lobby n’est pas vraiment fort et que l’Uless (Union luxembourgeoise de l’économie sociale et solidaire, ndlr) n’est pas vraiment en forme pour l’instant. Ce sont peut-être les raisons pour lesquelles il n’y a qu’une vingtaine de SIS, quatre ans après la création de cette forme de société. »
Il est vrai que l’Uless est en train de prendre un nouveau départ. Après que Robert Urbé a quitté le navire, un nouveau directeur vient d’être nommé en la personne de Daniel Tesch – qui officiait à l’ACL avant de se tourner vers ce secteur. Pour Tesch, les conclusions tirées par Nivet sont « prématurées, même s’il est vrai que les SIS restent en deçà des attentes. C’est une matière extrêmement complexe et le Luxembourg doit mener une nouvelle réflexion sur l’ESS. Pour moi, nous avons parcouru la moitié du chemin, et pour continuer, nous devons gagner encore en masse critique – l’évolution n’est pas finie. »
Réformer les asbl
Pour le directeur de l’Uless, dont les membres ne sont pas majoritairement des SIS mais plutôt des asbl, le péché originel se situe aussi du côté de la loi sur les asbl – dont la réforme est promise depuis une éternité : « Cette loi n’est plus actuelle : elle date de 1928. À l’époque, il s’agissait de donner un cadre à des associations sportives ou musicales. Entre-temps, des structures monstrueuses ont obtenu le statut d’asbl, comme Luxembourg Air Rescue ou l’ACL, que je connais bien. La loi sur les SIS était aussi destinée à les extraire de la zone grise. »
Pour Tesch, c’est une question de gouvernance : « Dans les asbl, les assemblées générales ont souvent perdu leur pouvoir. Il faut une gouvernance plus démocratique pour en arriver à plus de crédibilité. Je le dis clairement : nous n’aurons pas une bonne loi sur les SIS sans avoir une bonne loi sur les asbl. »
Un point met cependant Tesch, Weirich et Nivet d’accord : l’ESS et le modèle des SIS ne sont pas assez attractifs. Au-delà de l’opacité de la commission consultative, qui peut donner ou retirer le précieux sésame, c’est une question de communication. Le grand public n’est souvent pas au courant de l’existence de tout un secteur de l’économie et des formes qu’il peut revêtir. Cela empêche les engagements dans cette voie : comment un-e jeune entrepreneur-euse ou un jeune collectif peuvent-ils et elles envisager de suivre cette voie sans être informé-e-s de la possibilité de le faire ?
Selon Daniel Tesch, la Chambre des député-e-s tout comme les ministères seraient conscients du problème : « Le parlement s’est donné trois ans pour tester la loi et la réformer si nécessaire. C’est donc un processus d’adaptation qui est en train de se faire. Du côté ministériel, un sondage a été fait parmi les membres de l’Uless pour savoir où sont les problèmes. » Reste donc à espérer que ce processus se fasse de façon progressive et qu’il attire assez l’attention pour que les SIS fleurissent enfin au grand-duché. En ces temps de crise économique, une ESS qui fonctionne ne pourra être que bénéfique pour tout le monde.