Esch 2022 : « Si mussen elo doduerch ! »

Le weekend dernier, la capitale européenne de la culture Esch 2022 a lancé une grande initiative de communication, sans concrétiser son projet. Entre-temps, en coulisses, le projet est traité de pestiféré par certain-e-s.

Une chorégraphie communicative bien synchronisée, mais sans vrai contenu. (Photos : Esch 2022)

Qui se rend à la « Muart Haal » à partir de la gare d’Esch peut croiser la véritable âme de la métropole du fer : deux supérettes arabes, un magasin de troc, l’OGBL, le célèbre Café du coin qui a servi de coulisses dans « Bad Banks », avec un peu plus en bas le non moins célèbre café Chez Nadia fermé pour cause de deals notoires, les drogues se vendant désormais juste en face. Une fois dépassée la centrale de la police grand-ducale et son très pratique parking, on arrive à ce qui fut un projet alternatif de vie et de shopping en commun et qui n’aura tenu que quelques mois : la célèbre « Muart Haal ».

Et tandis qu’on se demande si l’idée de présenter le projet de la capitale européenne de la culture dans un lieu tellement maudit (et dans lequel va s’installer bientôt un supermarché Proxy) est vraiment le meilleur signal, on est happé par un ovni qui semble avoir atterri en plein Esch. Fini les rues sales, les façades grises, les odeurs grasses de picanha et de frites – ici, tout est luxe, calme et hipstérité. Comme dans les coulisses d’un film de science-fiction, fumée comprise, les journalistes doivent attendre avant qu’on leur remette des casques pour « entrer dans l’expérience Esch 2022 ». Entre-temps, des cafés sont servis par des stewardesses qui portent des foulards identiques au cou – progrès, quand tu nous tiens. Une fois casqué, on plonge dans un couloir illuminé façon disco pourvu de petits points coloriés au sol. En marchant dessus, une voix féminine se déclenche, et sur un fond de musique d’ascenseur déblatère les « talking points » déjà inclus dans le dossier de presse. Une autre salle ronde présente quatre écrans sur lesquels des projets sont esquissés par des personnes impliquées dans le projet de capitale européenne. Finalement, la meute est invitée à prendre place dans une troisième salle où une conférence de presse doit avoir lieu. La cérémonie est animée par l’acteur Nilton Martins. Il essaie – avec un peu de forcing – d’extraire des aveux d’émerveillement aux journalistes, qui, habitué-e-s à la poudre aux yeux, restent naturellement sceptiques.

Imposition du libéralisme économique dans la durée

S’ensuit une chorégraphie bien étudiée à l’avance. Ce n’est pas l’information qui prime – parce qu’il n’y en a presque pas –, mais la mise en scène. Installé-e-s sur des fauteuils derrière une énorme bannière, on a bien sûr la directrice Nancy Braun, la directrice du programme culturel Françoise Poos (anciennement à la tête du conseil d’administration de la radio 100,7, qu’elle a troqué contre celui de Neimënster), Sylvain Mengel, responsable des projets se déroulant sur le territoire de la CCPVA (Communauté des communes du pays du val de l’Alzette) et Thierry Kruchten, qui chapeaute le tourisme. On note l’absence de Christian Mosar, pourtant directeur artistique et présenté auparavant comme partie du duo avec Nancy Braun. C’est désormais Françoise Poos qui parle des projets artistiques.

Elle explique ainsi que l’accent des expositions qui auront lieu à Belval sera mis sur l’art digital. Que des collaborations avec des institutions internationales sont envisagées (le ZKM de Karlsruhe, l’Ars Electronica de Linz et le Haus der elektronischen Künste de Bâle – pour la partie luxembourgeoise, on envisage une exposition historique confiée à Historical Consulting, boîte montée par l’historien Pit Péporté). Quant au centre de la ville, des résidences d’artistes sont prévues au Bridderhaus (qui devra être rénové à temps, tout comme la Möllerei à Belval), et il est envisagé de profiter de l’espace Lavandier (anciennement grand magasin de meubles) pour une collaboration avec le Frac Lorraine. C’est très bien, mais le rapport à la ville d’Esch et sa réalité au quotidien ne se voit pas du premier coup d’œil. Ceux et celles qui devraient s’en charger, les porteurs et porteuses de projets, ne sont toujours pas dévoilé-e-s au public. Certes, Françoise Poos se félicite que 606 projets ont été envoyés dans les temps et que deux tiers seraient évalués déjà, mais cela ne veut pas dire qu’ils auront vraiment lieu. Beaucoup de projets sont mort-nés : outre les huit que la Kulturfabrik a enterrés, le woxx a connaissance d’au moins un projet d’envergure pour lequel plus d’un million d’euros d’apport externe avait été acquis et qui a été récemment retiré.

D’ailleurs, ce qui semble être un souci entre les lignes est la question du financement des projets externes, qui auront tout de même 21 millions d’euros à leur disposition s’ils remplissent tous les critères. Mais les conditions sont plus que problématiques à tenir. En consultant les questionnaires en ligne pour les projets, on se rend compte que chacun doit avoir une dimension européenne, touristique et durable par exemple. Ce qui n’est pas donné pour chaque idée, qui pourtant pourrait être bonne. Mais l’autre grand problème est le cofinancement – cinquante pour cent du budget de chaque projet devant venir d’une source extérieure. Les institutions culturelles dont les budgets servent à payer les saisons normales n’ont pas des réserves infinies pour remplir les trous de la capitale culturelle. Reste à se tourner vers le privé. Et là réside une des seules informations vraiment nouvelles. Un peu inquiète des difficultés des porteurs et porteuses de projets à trouver de l’argent, Nancy Braun a annoncé vouloir organiser une séance de « matchmaking » entre artistes et entrepreneur-euses pour trouver des solutions, prévue pour juin. Braun souhaite explicitement que ces contacts – si fructueux – soient durables.

Esch l’a mauvaise

Ce faisant, elle tente d’imposer un modèle économique très libéral à la scène culturelle. Certes, cette règle des cinquante pour cent existait déjà en 2007, nous nous sommes renseignés auprès d’ancien-n-es employé-e-s, mais c’est l’idée d’installer cette sorte de partenariats dans la durée qui est nouvelle. Bref, Nancy Braun a beau nier toute complaisance idéologique envers le DP, elle enfonce le clou de son programme. Que les artistes doivent vendre désormais leurs projets à des entrepreneur-euses est tout à fait l’opposé de ce qu’est le rôle de l’État dans le maintien des droits culturels de ses citoyen-ne-s. Des droits auxquels le Luxembourg a souscrit d’ailleurs en signant la déclaration de Fribourg.

Mais ce n’est pas le seul indicateur du ver dans le fruit de la capitale culturelle européenne. Pendant nos recherches plus approfondies, tous les interlocuteurs que nous avons pu joindre ont refusé que leur nom soit cité – du jamais vu dans la presse culturelle et le signe d’une vraie chape de plomb qui pèse sur le projet. Cette atmosphère de peur s’est installée dès le limogeage spectaculaire de l’ancienne équipe Janina Strötgen et Andreas Wagner, qui ont d’ailleurs gagné leur premier round devant les tribunaux contre la direction de la capitale culturelle.

Que les relations avec la nouvelle équipe ne sont pas au beau fixe, on pouvait le lire dans une interview avec Nancy Braun au Tageblatt de décembre, où elle s’en prenait à l’ancien duo, l’accusant de ne pas s’être investi dans la recherche d’un lieu de travail. Or ce n’est pas vrai du tout : un bureau a bel et bien été loué pour loger l’équipe. Le woxx a même pu consulter le contrat de bail. La ville d’Esch aura donc payé un loyer de 4.500 euros à partir d’octobre 2017 pour des bureaux – situés rue de l’Alzette près du théâtre, qui hébergent en ce moment music :lx – qui n’ont jamais été utilisés. Pourquoi ? Selon une de nos sources, dès la passation de pouvoirs, tout aurait été fait pour que la nouvelle équipe ne s’installe pas à cette enseigne. Interrogée sur ces faits, la directrice Nancy Braun a admis avoir été au courant de ce contrat de bail, mais ne pas avoir trouvé la situation idéale – à cause d’un autre locataire commercial présent dans les bureaux. Ce colocataire, l’agence Uelzecht, appartenant à l’ancienne présidente de l’union commerciale de la ville Astrid Freis, s’était pourtant engagée à ne rester que 3 à 6 mois à partir du 15 novembre 2017. Nous avons également posé la question à Pim Knaff, l’échevin à la culture, et au bourgmestre Georges Mischo – sans réponse jusqu’ici. Des édiles communaux qui pourtant avaient reproché à l’ancienne équipe de ne pas avoir assuré ses arrières et l’organigramme de son équipe à venir. Ce qui est du moins douteux : le woxx a aussi pu consulter un tableau Excel émanant du ministère de la Culture, dans lequel le budget 2018 était consigné : tous les postes qui sont pourvus maintenant avec retard s’y trouvaient déjà.

Cette atmosphère est nocive à l’évolution culturelle, et la méfiance contre la capitale culturelle ne fait que croître quand les critiques sont traités comme étant « de mauvaise foi », comme l’échevin Knaff a cru bon dire sur les ondes de la radio publique. C’est que ce projet est né sous une mauvaise étoile : le ministère de la Culture n’en voulait pas, et quand il a tout de même été réalisé, tout a été fait pour mettre le grappin dessus. Les investissements records de 35 millions d’euros sur le site de Belval en témoignent.

Mais « si mussen elo doduerch », comme nous l’a fait savoir un-e de nos interlocuteurs-trices, donnant ainsi une idée du degré de motivation politique derrière la capitale culturelle 2022. Pas sûr que le haut patronage de la très controversée grande-duchesse Maria Teresa soit le meilleur remède au problème. On sait qu’elle choisit ses patronages quand ils correspondent à ses valeurs. Peut-être qu’en 2022, la Vierge apparaîtra donc à Belval, du moins virtuellement…


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