La Serbie, la Slovaquie et la Géorgie sont depuis plusieurs mois le théâtre de mouvements citoyens d’envergure. En Hongrie, un grand rassemblement de l’opposition a également été organisé le 15 mars. Face à des pouvoirs autoritaires et proches de Moscou, la rue peut-elle amener le changement ?

Des manifestantes à Kikinda, dans le nord-est de la Serbie, le 26 février. (Photo: Sovausaura/Wikicomons)
Sur les réseaux sociaux, des commentaires font le rapprochement entre le printemps 2025 et celui de 1848, qui avait vu de nombreuses nations européennes se soulever contre les monarchies et les empires, portant à la fois des revendications politiques libérales et d’émancipation nationale. Le parallèle historique est forcément réducteur, mais comme l’écrivait alors Alexis de Tocqueville, un « vent de révolution » ne flotterait-il pas dans l’air européen, ou plus précisément est-européen ?
Relativement peu médiatisées face au chaos trumpien et aux guerres qui dominent l’actualité internationale, de fortes mobilisations populaires secouent depuis des semaines la Serbie et la Géorgie, et dans une moindre mesure la Slovaquie. En Hongrie, aussi, le 15 mars a été marqué par un large rassemblement de l’opposition dans les rues de Budapest, durant lequel Péter Magyar, leader du parti d’opposition Tisza, a lancé : « Le printemps est là, le printemps des Hongrois, et nous, ensemble, mettrons fin à l’hiver d’Orbán. »
Des mouvements endurants et pacifiques
De nombreux citoyen·nes sont dans les rues depuis l’automne dernier. Les mobilisations ont démarré début novembre en Serbie, fin novembre en Géorgie et fin décembre en Slovaquie. Les déclencheurs sont différents : l’effondrement mortel d’une infrastructure ferroviaire en Serbie, la suspension du processus d’adhésion à l’UE en Géorgie et la rencontre du premier ministre slovaque avec Vladimir Poutine à Moscou.
Pourtant, les racines profondes du mécontentement sont relativement proches : politiques populistes et autoritaires, corruption endémique, orientation pro-russe, mauvaise gouvernance et manque d’indépendance de la justice. « Les gens réagissent contre la capture de l’État, contre un État qui prétend travailler pour ses citoyens, alors que ce n’est pas le cas. Bien sûr, l’échelle de ce problème est différente d’un pays à l’autre, car la Slovaquie est membre de l’Union européenne », explique le sociologue Michal Vasecka, basé à Bratislava.
En Géorgie, où la proximité géographique et historique avec la Russie est plus forte, les enjeux sont encore plus importants : « Beaucoup de gens voient le parti du Rêve Géorgien comme une force d’occupation russe, donc nous nous battons aussi pour notre indépendance et notre survie en tant qu’État », affirme Marika Mikiashvili, activiste et responsable des relations internationales pour le parti d’opposition Droa.
Si l’appartenance à l’Union européenne est considérée comme un rempart contre la destruction totale de l’État de droit pour les Slovaques, Serbes et Géorgiens font face à des partis États enracinés depuis plus d’une décennie et devenus coutumiers des fraudes électorales. Devant la quasi-impossibilité d’une alternance par les urnes et en l’absence de relais institutionnels, les manifestations pacifiques sont devenues le mode d’action privilégié des citoyen·nes pour exprimer leur contestation et demander un changement.
Dans les trois pays, la mobilisation passe principalement par des cortèges et des rassemblements massifs, parmi les plus grands depuis la fin de l’ère communiste au tournant des années 1990. Les drapeaux nationaux sont utilisés comme des symboles de ralliement. En Géorgie et en Slovaquie s’ajoutent des drapeaux européens, alors que les manifestations ont de fortes tonalités pro-européennes dans ces deux pays.
Héritage des « révolutions de couleur »
La Serbie et la Géorgie partagent déjà un précédent historique. En 2000, le mouvement étudiant Otpor entraîne la chute du régime Milosevic. Il inspirera quelques années plus tard la Révolution des roses géorgienne fin 2003, puis la Révolution orange, l’année suivante, en Ukraine. Deux décennies plus tard, ces « révolutions de couleur » sont devenues les épouvantails de gouvernements qui ont tourné le dos à la démocratisation pour renouer avec les pratiques autoritaires d’antan.
Si la solidarité transnationale est réelle dans les discours, les liens sont inexistants aux niveaux opérationnels et stratégiques. « Ce sont des vagues de protestations complètement distinctes qui coïncident dans le temps. Cependant, les citoyens serbes qui suivent l’actualité observent d’autres mouvements de protestation en Europe, ce qui suscite un sentiment de positivité, car ils ont l’impression de se battre pour les mêmes valeurs », explique l’analyste politique Aleksandar Djokic. Cette absence de coordination n’a pas empêché le premier ministre slovaque, Robert Fico, d’accuser la Légion Géorgienne, un groupe de volontaires géorgiens combattant en Ukraine, d’être à l’instigation de la contestation en Slovaquie et de vouloir le renverser par un coup d’État.
Pour éviter que les manifestations ne se muent en révolutions, les autorités ont abondamment recours aux théories du complot et à la propagande. Dans les chaînes d’information pro-gouvernementales, l’exemple de l’Ukraine fait figure de repoussoir. Le but est de persuader les citoyens que la remise en cause du statu quo mène au chaos et à la guerre, et qu’il s’agit même là de l’objectif visé par les forces d’opposition. « Les autorités géorgiennes capitalisent sur le sentiment de peur, car la Géorgie a une histoire tragique et souffre encore des conflits récents, dont celui avec la Russie en 2008. Une grande partie de la population ne s’est jamais remise de ces traumatismes », affirme Anna Gvarishvili, journaliste et directrice du Investigative Media Lab de l’Université de Géorgie, à Tbilissi.
Au-delà de la désinformation d’inspiration russe, les autorités utilisent différentes stratégies contre les manifestant·es. Elles attaquent les médias indépendants et purgent les voix critiques travaillant dans les institutions publiques. Une répression policière est aussi à l’œuvre en Géorgie et en Serbie avec l’implication d’éléments criminels appelés les « titouchky » (1) pour agresser des journalistes ou des manifestant·es. En Serbie, la polémique enfle après l’usage présumé d’une arme sonique, nié par les autorités, qui a entraîné un mouvement de panique lors du rassemblement monstre organisé dans le centre de Belgrade le 15 mars dernier.
Des avancées variables
Les mouvements citoyens ont toutefois obtenu quelques victoires sans parvenir à réellement déstabiliser les pouvoirs en place. En Slovaquie, le premier ministre est jusqu’à présent opposé à toute nouvelle élection, mais sa majorité parlementaire est de plus en plus fragile et pourrait voler en éclats. « Nous sommes actuellement au milieu de la tempête. Robert Fico annonce qu’il va résoudre la crise de sa coalition, mais nous n’avons aucune certitude », soutient Matus Kostolny, le rédacteur en chef du quotidien « Denník N ».
Du côté de Belgrade, les manifestations impulsées par les étudiant·es ont obtenu du président Vucic la démission de plusieurs responsables politiques, dont deux premiers ministres, mais n’ont toujours pas eu satisfaction concernant leur principale demande : la publication de tous les documents liés à la reconstruction de la gare de Novi Sad, dont l’effondrement de l’auvent a fait 15 morts.
En Géorgie, les manifestant·es demandent la tenue de nouvelles élections législatives libres et transparentes, ainsi que la libération des prisonnier·ères politiques. Mais les principales avancées de l’opposition sont au niveau international : la non-reconnaissance par l’UE du résultat du scrutin frauduleux du 26 octobre dernier et l’adoption par plusieurs pays occidentaux de sanctions contre des responsables du régime, dont l’oligarque Bidzina Ivanichvili, qui dirige en sous-main le pays depuis 2012. « Les manifestations ont favorisé l’isolement international du régime. Tout est interconnecté et avec l’isolement ils ont accès à un nombre limité d’opportunités, y compris économiques. J’ai donc peine à croire qu’ils aient une base économique suffisamment solide pour stabiliser une dictature », analyse Marika Mikiashvili.
Des semaines à venir cruciales
Dans chacun des trois pays, les vastes mouvements de contestation seront soumis dans les semaines, voire les mois, à venir à d’immenses défis pour obtenir un changement. « L’ancien contrat social s’est effondré, et le nouveau est encore en gestation. La mobilisation n’est pas seulement contre le Rêve Géorgien, mais contre le système de gouvernance injuste et semi-féodal que nous avons depuis l’indépendance », ajoute Marika Mikiashvili.
« En Serbie, soit les manifestations, qui restent pour le moment très fortes, vont s’affaiblir, soit elles vont devenir directement politiques, avec les étudiants mettant en avant des revendications telles que la formation d’un gouvernement intérimaire et la tenue d’élections libres », déclare de son côté Aleksandar Djokic.
Dans ces bras de fer entre la rue et le pouvoir qui ont des allures de course d’endurance, les facteurs géopolitiques joueront aussi un rôle déterminant. Ces crises politiques parallèles adviennent dans un contexte international moins favorable pour les forces démocratiques qu’au tournant des années 2000. La Russie a adopté une politique étrangère de plus en plus agressive au fil des années et le principal rempart à sa puissance, les États-Unis, semble à la fois se détourner de l’Europe, mais aussi du soutien à la démocratie au niveau international.
Les décisions récentes du président américain visent au démantèlement des différents piliers du soft power étasunien, que ce soit l’agence d’aide au développement USAID, la fondation NED ou les médias Voice of America et Radio Free Europe très populaires en Europe de l’Est. L’Union européenne, quant à elle, est entravée par les positions pro-russes du gouvernement hongrois. Elle semble adopter une posture attentiste en Géorgie et en Serbie, et prioriser ses efforts diplomatiques sur l’Ukraine.
Le dénouement de ces face-à-face demeure incertain, tant l’inflexibilité des gouvernements en place est grande. Après plusieurs mois de contestation, les citoyen·nes se trouvent confronté·es à la difficile question de la stratégie à adopter pour éviter la démobilisation et atteindre leurs objectifs. Quelle que soit l’issue, de nombreux observateurs parlent d’un véritable renouveau civique dont l’impact pourrait se faire sentir plus à moyen qu’à court terme.
(1) En référence au nom donné aux hooligans utilisés par le président ukrainien prorusse Viktor Ianoukovitch pour réprimer le mouvement Euromaïdan en 2013-2014.
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