Finance : Ni les communautés du Sud global ni la nature ne sont des actifs financiers

L’implication de la finance dans des projets de compensation carbone dans le Sud global conduit à de nouvelles dépendances des populations locales prétendument soutenues. (Photo : Jeff Ackley/Unsplash)

Six membres d’ONG luxembourgeoises analysent les objectifs du « Global Landscape Forum Investment Case Symposium », tenu sous l’égide de la place financière à Luxembourg, le 7 mars. Ils dénoncent une opération de greenwashing et une tentative de marchandisation de la nature.

Le 7 mars se tenait à l’ECCL, sur le plateau du Kirchberg, le 6e « Global Landscape Forum Investment Case Symposium », soutenu notamment par le gouvernement grand-ducal et le ministère allemand de la Coopération économique et du Développement. Le rassemblement s’intitulait : « Luxembourg Finance for Nature : What Comes Next ? » On peut en effet se demander : « what comes next ? » À quoi s’attendre encore de pire en termes de greenwashing ?

En forçant un peu le trait, on aurait pu confondre, à première vue, l’événement avec un forum altermondialiste. Il n’est plus question, aujourd’hui, pour les acteurs de la finance (à quelques exceptions près), de tenir des discours climatosceptiques ni de nier les responsabilités passées et l’injustice climatique. Jugez-en : « The financial sector has been a leading contributor to the multiple crises we face today, from climate change to land degradation and biodiversity loss. » Plus loin : « Just 23 of the world’s richest countries are responsible for half of all historical carbon emissions, while the wealthiest 1 % of the world’s population have produced almost a quarter of greenhouse gas emissions since 1990. Yet, the poor, primarily residing in the Global South, are most likely to suffer consequences. [1] »

Lors du symposium, de bonnes pratiques et de beaux projets ont été présentés : « financement et soutien aux populations indigènes, aux femmes et aux communautés locales du Sud global, au travers de solutions basées sur la nature et de mécanismes de compensation carbone ». Des initiatives locales de décarbonisation ou de restauration de la biodiversité, grâce à l’engagement de groupes industriels et financiers, changeront d’échelle et deviendront « bankables ». L’investissement privé trouve ainsi un nouveau terrain d’action et le secteur de la finance se voit désormais comme « important part of the remedy ».

« L’acquisition par les grandes firmes occidentales de crédits-carbone émis dans le Sud global constitue une nouvelle forme d’appropriation néocoloniale. »

« On ne résout pas un problème avec le mode de pensée qui l’a engendré », a énoncé Albert Einstein. C’est une sagesse qu’on aimerait voir largement répandue. Malheureusement, nous sommes ici davantage face à une nouvelle illustration de cette impressionnante capacité du système économique dominant à neutraliser et digérer sa propre contestation.

Tout le discours qui sous-tend la dynamique dont ce symposium est une étape repose sur le principe de la neutralité carbone. Or, ce principe vient effacer la seule véritable réponse à la crise climatique, qui réside dans la réduction des émissions. « La neutralité carbone est devenue la dernière fausse solution en vogue et le plus bel enfumage jamais rencontré dans la dramaturgie du climat », assène Brigitte Gloire de FIAN. Plutôt que de fixer des règles précises de réduction d’émission de gaz à effet de serre (GES) pour maintenir le réchauffement climatique sous le 1,5 °C, on préfère s’appuyer sur ce qui est appelé le marché volontaire (celui qui est concerné par le symposium), pour parier sur l’équilibrage futur de la balance : les émissions de GES devront être compensées par des projets reposant sur des procédés naturels et technologiques de séquestration de CO2. Le problème avec cette approche est qu’elle n’est jamais équilibrée, en ce sens que la branche « émission » est certaine (l’émission de GES est connue) alors que la branche « compensation » ne l’est pas, ni dans son principe ni dans son étendue. Pourtant, en mettant l’accent sur l’existence de compensations, les acteurs du secteur orchestrent une vaste entreprise de justification de la poursuite des émissions : le business as usual. « Brûlons maintenant, payons plus tard », comme l’écrivent Dyke, Watson et Knorr (« Climate Scientists : Concept of Net Zero Is a Dangerous Trap », avril 2022, theconversation.com).

De nombreux cas présentés lors du symposium comme étant de supposées réponses à la problématique de la crise climatique impliquent l’émission, sur le marché volontaire, de crédits-carbone. Des entreprises polluantes affirment être sur la voie de la neutralité carbone (ce qui, selon l’Agence française de la transition écologique, l’Ademe, est un non-sens conceptuel) grâce au fait qu’elles achètent des crédits-carbone. Les cas typiques sont ceux de plantations d’arbres dans des pays du Sud global. Outre les faiblesses et failles intrinsèques à ce type de projets et leurs limites à l’échelle globale (plantations industrielles, absence de garanties sur la pérennité des projets, non-prise en compte des populations locales, impact sur la disponibilité des terres, etc.), l’acquisition par les grandes firmes occidentales de crédits-carbone émis dans le Sud global constitue une nouvelle forme d’appropriation néocoloniale : ces crédits ne servent pas aux pays concernés pour compenser leurs propres émissions mais, in fine, bénéficient aux populations aisées, principalement en Occident, dont le consumérisme suppose une production qui dépasse de loin le seuil d’émission de GES admissible, conduisant un pays comme le Luxembourg à atteindre le seuil annuel d’utilisation des ressources renouvelables dès le 14 février (chiffre 2023, d’après www.overshootday.org/newsroom/country-overshoot-days/).

À ce triste tableau s’ajoutent de graves défaillances dans le système des procédures de certification : le quotidien « The Guardian » et l’hebdomadaire « Die Zeit », en collaboration avec l’association de journalistes d’investigation SourceMaterial, ont publié récemment une enquête sur l’ONG Verra, l’acteur dominant de la certification des projets de crédit-carbone. L’analyse conclut que la quasi-totalité des crédits-carbone certifiés (94 %) n’ont aucune valeur et peuvent être considérés comme des « crédits fantômes ». À cela s’ajoutent, pour certains projets certifiés, de graves violations des droits humains. Selon « Die Zeit », c’est l’histoire d’un « scandale mondial [2] ».

L’ONG responsable de ce scandale, Verra, a été dans le passé un invité apprécié du Global Landscape Forum (GLF), qui se vante de présenter lors de ces conférences les « success stories » du secteur. Parmi ces prétendues success stories auxquelles une scène a été offerte par le passé, on trouve également le négociant et développeur suisse de certificats de CO2 South Pole. Une enquête approfondie de Follow the Money [3] a révélé récemment que South Pole se serait enrichi massivement, en toute connaissance de cause, en vendant des certificats « sans valeur ». Outre les entreprises trompées qui ont acheté ces certificats − entre autres Volkswagen, Gucci, Nespresso et Porsche −, le GLF lui-même est également concerné. Dans le passé, le forum a fait la promotion de sa propre neutralité carbone grâce aux certificats de South Pole…

« Nous sommes ici face à une nouvelle illustration de cette impressionnante capacité du système économique dominant à neutraliser et digérer sa propre contestation. »

En outre, une étude d’Oxfam a montré qu’il est « mathématiquement impossible de planter suffisamment d’arbres pour atteindre les objectifs zéro émission nette cumulés annoncés par les gouvernements et les entreprises, car il n’y a tout simplement pas assez de terres ». C’est pourquoi les « solutions fondées sur la nature » se révèlent une « escroquerie meurtrière [4] ». Investir dans la nature (« there is no lack of opportunities to invest in nature », peut-on lire dans la note conceptuelle du GLF) reviendra à transformer celle-ci en marchandise, c’est-à-dire à en attendre un rendement financier. Il est symptomatique, à cet égard, que le forum se réfère, dans son intitulé, à « landscape », le vivant se réduisant à un paysage.

L’implication du secteur de la finance dans des projets de compensation carbone dans le Sud global (pour autant qu’ils soient réels) conduit immanquablement à créer de nouvelles dépendances des communautés et des populations locales prétendument soutenues, tandis que l’investisseur s’appropriera une part majeure de la richesse engendrée par leurs activités.

Autre supercherie, l’accent mis sur le rôle du secteur privé alors que les États sont comptables d’engagements pris et non tenus. Global Landscape Forum envisage les investissements publics comme levier d’investissements privés (ce que les experts appellent la « blended finance »), soulignant que les pouvoirs publics peuvent garantir ces derniers par des travaux d’infrastructure, par la prise en charge de risques, etc. Le GLF, comme beaucoup d’autres, part du principe que les moyens publics sont nettement insuffisants et que l’apport privé est indispensable pour répondre aux enjeux de la crise climatique. S’agissant de moyens publics, on ne peut s’empêcher de penser ici aux stratégies d’évasion et d’optimisation fiscales dont le secteur de la finance a le secret. Mais, surtout, à travers l’approche « blended finance », qui vise à sécuriser les gains privés (c’est-à-dire ceux des fortunés) en laissant au public (c’est-à-dire à l’ensemble de la population) le soin d’assumer les pertes potentielles, on ignore ou on feint d’ignorer que les nations les plus avancées sont loin d’avoir apuré leur dette au titre de pertes et dommages : il a été relevé récemment que la responsabilité financière du Luxembourg sur ce plan est évaluée à 324 millions d’euros par an [5], alors que, pour l’instant, seuls 10 millions ont été mis à disposition, sans oublier que cette somme a été détournée des fonds destinés aux projets d’adaptation ! Les pertes et les dommages causés par le changement climatique détruisent totalement les moyens de subsistance et ne laissent aux populations concernées que très peu de possibilités de s’adapter. En ce sens, il est essentiel pour les pays du Sud global que les fonds destinés à indemniser les pertes et les dommages soient basés sur des subventions reflétant la nécessaire compensation des dommages, et non pas octroyés sous forme de prêts (au risque de recréer des conditions coloniales).

Dans un monde où les 10 % les plus riches émettent entre un tiers et la moitié des émissions globales, les questions de l’équité et de la répartition de l’effort dans les trajectoires permettant d’atteindre les objectifs de réduction devraient être au centre de l’attention des pouvoirs publics, comme des investisseurs. Et rien d’autre.

[1] Extrait de la note de présentation du GLF Investment Case Symposium, 
www.conference.globallandscapeforum.org
[2] « Revealed: more than 90% of rainforest carbon offsets by biggest certifier are worthless, analysis shows, janvier 2023 », 
www.theguardian.com
[3] « Showcase project by the world’s biggest carbon trader actually resulted in more carbon emissions », janvier 2023, www.ftm.eu
[4] « Greenwashing des entreprises : le ‘zéro net’ et ‘les solutions fondées sur la nature’ sont des escroqueries meurtrières », 2021, GRAIN.
[5] « La contribution équitable du Luxembourg au financement des pertes et dommages globaux liés au changement climatique ; une affaire de responsabilité », ASTM, 2022, www.astm.lu

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