Gaming : L’essor des jeux vidéo « Made in Africa »

Si l’industrie du jeu vidéo est dominée par les productions occidentales, de plus en plus de studios indépendants voient le jour dans les grandes métropoles africaines. Ils entendent mettre au cœur de leurs créations le riche patrimoine historique et culturel du continent.

Renouer avec l’héritage africain à travers les jeux vidéo – avec Aurion, aussi décliné en BD, c’est à portée de main. (© Kiro’o Games)

Principale industrie culturelle mondiale depuis plusieurs années, le secteur du jeu vidéo est présenté comme un des rares gagnants de l’année 2020 marquée par la pandémie. Les mesures de confinement ainsi que la fermeture des lieux de socialisation ont dopé la consommation de jeux. Pourtant, la Covid-19 a aussi entraîné son lot d’effets négatifs : annulation des principaux festivals de gaming et des événements d’e-sport, retards dans le développement des jeux…

« Le confinement a engendré une augmentation des ventes de notre jeu ‘Aurion’ pour PC. Mais nous avons dû repousser la sortie d’autres projets qui devaient être livrés en 2020 », affirme Joseh Nama, responsable marketing pour l’entreprise Kiro’o Games basée à Yaoundé. C’est un des nombreux studios indépendants qui se sont lancés depuis une dizaine d’années dans les principales métropoles africaines. L’Afrique du Sud ainsi que les pays d’Afrique du Nord sont en pointe dans ce secteur, mais la géographie des studios est en pleine évolution.

« Nous avons en Afrique du Sud plusieurs studios qui emploient des professionnels à plein temps et qui ont pu créer un modèle économique durable pour l’industrie du jeu vidéo, mais la taille du secteur reste très modeste. D’après un recensement récent, le pays ne compte que 300 à 400 développeurs de jeux vidéo. Donc, les possibilités de croissance sont encore nombreuses », analyse Limpho ­Moeti. Cette productrice et responsable du développement commercial pour le studio Nyamakop basé au Cap voit aussi avec enthousiasme l’émergence d’écosystèmes technologiques robustes capables de soutenir la création de studios dans d’autres pays, notamment au Kenya et au Ghana.

Boom pandémique… pour les jeux étrangers

Au niveau mondial, le continent africain ne pèse qu’un petit pour cent dans le total des revenus générés par l’industrie du jeu vidéo, mais il a vu ces dernières années une augmentation rapide de la consommation, portée par sa démographie dynamique, par le développement de la couverture internet et par la massification de l’usage de smartphones.

« Avec la Covid-19, les revenus ont augmenté mais principalement sur les ventes de jeux étrangers », constate Eyram Tawia, entrepreneur ghanéen et cofondateur du studio Leti Arts en 2009. En effet, les franchises les plus connues (« Call of Duty », « League of Legends », « FIFA », « Counter Strike »…) ont la préférence des gamers africains.

Mais Eyram Tawia se veut optimiste quant à l’avenir des créations africaines : « Les consommateurs recherchent de plus en plus des jeux locaux, et de nombreux jeunes ont mis à profit les confinements pour se former en ligne au développement de jeux vidéo. »

« L’Afrique reste marginalisée dans l’industrie du jeu vidéo », affirme de son côté Max Musau. « Pourtant, il existe tellement d’histoires africaines à explorer… Nous voulons combler ce manque ! » L’entrepreneur et gamer kenyan a fondé l’année dernière Jiwe Studio, avec le soutien de l’entreprise technologique Africa’s Talking.

Ce studio basé à Nairobi vient de sortir son premier opus, « Usoni », un jeu de plates-formes postapocalyptique où les héros doivent quitter l’enfer européen pour rejoindre l’eldorado africain en surmontant de nombreux obstacles. Le deuxième jeu s’intéressera à la biographie de la militante Wangari Maathai, prix Nobel de la paix en 2004.

De nombreux jeux se basent sur des récits afrocentrés qui mettent en valeur le panafricanisme. « Nous voulons préserver notre culture et insuffler la fierté de notre patrimoine dans la jeunesse », déclare Eyram Tawia. « L’histoire, la culture, et la mythologie africaines sont riches, et pourtant les jeunes générations ont plus d’affinités avec la culture occidentale, en grande partie à cause des contenus électroniques attractifs importés. »

Les jeux développés par Jiwe, Leti Arts et d’autres s’inspirent du folklore et des mythes, mais aussi des grandes figures historiques et des réalités de la vie quotidienne. Ces productions s’adressent d’abord à un public local, proposant une image du continent plus complexe, authentique et valorisante que celle dépeinte dans les jeux occidentaux.

Jouer une poule ou un héros de la décolonisation

« Les principaux personnages des jeux vidéos sont souvent blancs et masculins. C’est la conséquence directe d’un milieu professionnel dominé par les hommes blancs. Par ailleurs, la plupart des personnages noirs ont des rôles secondaires ou reproduisent des stéréotypes racistes », déplore Nathan Damtew qui a récemment raconté sur le site ­gamesindustryafrica.com comment, à l’adolescence, il avait cessé d’être attiré par les jeux vidéo, faute de pouvoir s’identifier aux personnages et aux histoires.

Cet entrepreneur éthiopien a développé une application appelée Be Blocky, qui enseigne de manière ludique le code aux enfants grâce à des avatars qui leur ressemblent. Il prône une diversification des recrutements dans les grandes entreprises de jeux vidéo, mais aussi un renforcement des initiatives des studios indépendants africains visant à combler ce manque de héros noirs et d’histoires ancrées dans les réalités des sociétés africaines.

« Un de mes jeux préférés est ‘Kukulu’ (Qenetech, 2018) : le joueur incarne une poule qui court à travers différents villages et qui est poursuivie par son propriétaire », continue Nathan Damtew. « C’est une scène habituelle en Éthiopie. J’ai moi aussi dû pourchasser une poule quelquefois et j’ai toujours voulu expérimenter ce qu’elle ressentait. »

Parmi les autres productions récentes les plus remarquées se trouvent le jeu d’aventure-action 3D malgache « Dahalo » (Lomay, 2020), le jeu de stratégie « Kissoro » (­Masseka, 2016) inspiré d’un jeu traditionnel éponyme ou encore le jeu camerounais d’action-RPG 2D à l’univers afro-fantasy « Aurion : l’héritage des Kori-Odan » (Kiro’o Games, 2016).

Dans le sillage du film « Black Panther » de Marvel, plusieurs créations mettent en avant des superhéros noirs. Les gamers attendent les sorties dans les mois qui viennent du jeu de rôle « Africa’s Legends Reawakening » (Leti Arts, suite du jeu « Africa’s Legends » datant de 2014) et aussi d’« African Heroes », un jeu guinéen d’aventure et de combat qui permettra d’incarner les grandes figures de la décolonisation.

Ce foisonnement de nouveaux studios et de jeux est aussi marqué par un contexte économique difficile. Dans de nombreux pays, les entreprises technologiques peinent à pérenniser leur activité. Il n’est pas rare de voir des studios fermer après quelques mois ou quelques années d’existence.

« Les défis sont assez nombreux », reconnait Joseph Nama de Kiro’o Games. « Nous peinons à trouver des profils qualifiés à cause des limites de l’offre de formation en Afrique. Nous avons des difficultés à lever des fonds, car les investisseurs ne croient toujours pas au potentiel de la jeunesse africaine, et nous accumulons aussi des retards dans la livraison de certains projets à cause des coupures régulières d’électricité et du faible débit internet au Cameroun. »

Un des principaux obstacles que rencontrent les studios indépendants est lié à la distribution et à la monétisation des jeux. « Le prix du jeu ‘Usoni’ est de trois dollars, c’est abordable, c’est le prix d’un repas », note Max ­Musau, « mais le défi est comment les gens accèdent au jeu. Ici, PayPal et les transactions par carte bancaire sont peu courants, le moyen de paiement populaire est le transfert d’argent par téléphone portable. C’est pour cela que nous travaillons dur sur notre plate-forme de vente de jeux Jiwe.io, qui rassemble plusieurs studios kenyans et que nous aimerions étendre à d’autres pays africains. »

Face aux contraintes liées aux modes de consommations et aux limites des infrastructures de télécommunication, certains studios misent sur l’innovation. C’est le cas notamment de Leti Arts, qui entend faire d’« Africa’s Legends Reawakening » le « premier jeu dans son genre en Afrique », un jeu qui se déclinera sous un grande variété de formats. « ‘Africa’s Legends’ s’adaptera aux capacités de chaque outil. Une version textuelle sera accessible par SMS sur les téléphones portables », indique Eyram Tawia. D’autres versions allieront textes et images pour les messageries en ligne tel Messenger, et sur ordinateur, le jeu aura un graphisme et un gameplay aboutis.

Des ponts entre jeu vidéo et bande dessinée

Plusieurs studios développent, en parallèle des jeux vidéo, des séries de bande dessinées qui partagent les mêmes univers. Un format différent mais l’objectif reste le même : attirer les jeunes générations.

Leti Art a lancé l’application ­Afrocomix sur laquelle sont déjà diffusées les histoires des superhéros qui peupleront le jeu « Africa’s Legends Reawakening ». « Afrocomix compte rassembler toutes les travaux créatifs réalisés par des Africains sur le continent », affirme avec ambition Eyram Tawia. « Nous voulons continuer à développer les deux, certains comics deviendront des jeux et nous allons intégrer des jeux vidéo sur Afrocomix lors de notre prochaine mise à jour. »

Le studio camerounais Kiro’o Games a aussi décliné son jeu phare Aurion sous forme de bande dessinée, qu’il diffuse en anglais et en français sur Amazon. « Certains de nos fans, qui ne sont pas des gamers sont tombés amoureux du scénario du jeu ­‘Aurion’. Nous avons donc choisi de les inclure dans l’univers avec un format qui leur correspondait », explique Joseph Nama de Kiro’o Games. Deux tomes de la BD sont déjà publiés, de nombreux autres sont en préparation et le studio souhaite aussi adapter sa saga sous forme de dessins animés.


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