L’année 2024 aura été un bon millésime pour l’Institut national de recherches archéologiques (Inra). Il y a quelques semaines, les archéologues ont fait part au grand public de deux découvertes absolument exceptionnelles faites sur le territoire luxembourgeois.
Jos Müller, 70 ans, est un ancien menuisier. Sa passion ? L’archéologie. Pendant 19 ans, il va effectuer des recherches autour d’un petit monticule qui l’intrigue au plus haut point, au lieu-dit Um Rank, à Holzthum, une commune de l’Oesling, au sud de Clervaux. Persuadé qu’il y avait là un « burgus », un édifice fortifié de l’époque romaine, il y récolte des morceaux de céramiques ainsi que des briques afin de prouver sa théorie. « Jos Müller nous avait informés qu’il y avait là une formation naturelle plutôt anthropique remarquable. Nous recevons régulièrement des informations de ce type et nous en prenons note. Mais l’Inra s’occupe principalement de prévention, et comme il n’y avait aucun projet de construction en vue ni aucun risque imminent sur le site, nous ne sommes pas intervenus », concède Lynn Stoffel, responsable du service d’archéologie gallo-romaine de l’Inra.
Jusqu’à cette année 2019 : alors qu’il prospecte le terrain avec un autre archéologue amateur, Cliff Nosbusch, Jos Müller finit par découvrir, de manière impromptue, un incroyable trésor : « Je me suis éloigné pour faire pipi… Et là, à 10 centimètres de mon pied, j’aperçois sur la terre une pièce qui brille. Au début, je croyais que c’était une pièce belge. Lorsque je l’ai observée de plus près, je n’en suis pas revenu : c’était une pièce en or, rare et en excellent état ! Je lis énormément d’ouvrages d’histoire et d’archéologie, j’ai tout de suite su que c’était une découverte exceptionnelle. » Avec son acolyte, ils sortiront de terre en une heure seulement pas moins de 36 pièces d’or, puis deux autres encore. Archéologues amateurs mais aguerris, Jos et Cliff prennent soin de référencer chacune des pièces mises au jour avec leurs coordonnées géographiques et décident dans la foulée d’informer l’Inra (alors « CNRA », Centre national de recherche archéologique), sans préciser immédiatement l’objet de leur découverte. « Nous avons été reçus dans les locaux de l’Inra un mois plus tard. Lorsque nous avons présenté les pièces que nous avions trouvées, tous les responsables de l’Inra ont cessé leurs réunions et ont débarqué dans le bureau où nous nous trouvions pour venir les voir ! », s’en amusent encore les deux Indiana Jones luxembourgeois.
Extatiques, les responsables de l’Inra n’hésitent plus une seule seconde et lancent dans le plus grand secret des fouilles qui vont durer quatre ans, de 2020 à 2024, auxquelles participeront Jos Müller et Cliff Nosbusch. « L’Inra doit prioriser ses activités. Les chantiers impliquant des logements sont très importants pour des raisons évidentes, et il nous faut absolument agir parce qu’il y aura des destructions certaines. Il était cependant clair qu’avec ces pièces de monnaie nous devions également agir au plus vite, afin qu’elles ne soient pas pillées. Le secret a été maintenu pour cette raison, mais aussi parce que deux puits ont été découverts, et nous ne pouvions pas prendre le risque que des gens tombent dedans en voulant fouiller s’ils apprenaient l’existence de ces monnaies », explique Lynn Stoffel. Le Service de déminage de l’armée luxembourgeoise (Sedal) a même été sollicité pour ces fouilles, le terrain ayant subi de lourds impacts durant la Seconde Guerre mondiale.
Au total, 141 pièces d’or remontées vers la surface au gré des labours sont mises au jour, des « solidi », frappées à l’effigie de neuf empereurs romains ayant régné entre 364 et 408 après J.-C. Parmi elles, quelques pièces particulièrement rares, notamment trois émissions de l’empereur usurpateur Eugenius, qui n’a régné que deux ans (392-394). « Une pièce parmi les 141 s’avère fourrée, c’est-à-dire qu’elle n’a qu’un placage en or », souligne Lynn Stoffel. « Une autre vaut à elle seule 50.000 euros. Leur excellent état de conservation permet d’ores et déjà de déduire que toutes ces pièces ont peu circulé. »
« Il s’agit d’une découverte archéologique majeure, car il est extrêmement rare de pouvoir étudier dans son intégralité un dépôt monétaire antique dans son contexte archéologique », pointe l’Inra. « On a fait une prospection géomagnétique et radar pour comprendre ce contexte. La structure se révèle être un bâtiment en pierre, rasé, avec trois fossés et demi l’encerclant – trois protections successives avec des palissades », indique Lynn Stoffel. Par le passé, un autre trésor avait déjà été découvert au Luxembourg : en avril 1958, des travaux de drainage dans la Moselle avaient permis de mettre au jour à Machtum une centaine de pièces d’or datant de l’Antiquité, mais « la nouvelle (s’était) vite répandue et (avait) déclenché une véritable ruée vers l’or », et « de nombreuses monnaies ont été vendues », rappelle le Musée national d’histoire et d’art.
Un numismate a évalué la valeur de ces 141 pièces à 308.600 euros, indemnisation que l’État a dû reverser aux ayants droit pour pouvoir les détenir, conformément à la loi relative au patrimoine culturel. « La découverte était inattendue – il ne s’agissait pas d’une chasse au trésor, pour laquelle le règlement est tout autre au Luxembourg », précise Lynn Stoffel, qui ne manque pas de souligner « l’honnêteté » dont ont fait preuve Jos Müller et Cliff Nosbusch. Le trafic d’antiquités reste en effet extrêmement lucratif. « Ils auraient aussi pu les faire fondre, et là, nous aurions perdu trace de la valeur historique », souffle-t-elle. « Beaucoup de personnes nous ont dit que nous avions été stupides d’avoir fait part de notre découverte, mais ce qui nous importait, c’était la valeur archéologique de ces pièces. Cela faisait des années que nous explorions le terrain », réagit Cliff Nosbusch.
Le public devra lui aussi patienter plusieurs années pour peut-être avoir la chance d’observer les pièces d’or, stockées pour l’instant précieusement le temps que des études soient menées. Celles-ci permettront, entre autres, de savoir si le burgus fonctionnait encore à l’époque où elles ont été enfouies et de déterminer les motivations ayant conduit à leur enfouissement. Le temps aussi de trouver un moyen (ultra)sécurisé de les exposer.
Petits ponts de pierre et de bois
Quelques jours plus tard, c’est une autre annonce qui a ravi les amateurs-rices d’histoire : un pont en pierre a été mis au jour sur le site de l’auberge de jeunesse de Mersch, au château de Hollenfels, l’un des édifices de la Vallée des sept châteaux. Sous ce pont, les restes en bois de ce qui semble avoir été un pont-levis, abandonné au profit du pont en pierre, ont également été mis au jour. En raison des travaux d’agrandissement de l’auberge, des sondages archéologiques avaient été réalisés en 2022, qui ont abouti à des fouilles préventives. « Le site, situé à côté d’un château, est classé. On se doutait qu’il y aurait des trouvailles, mais nous avons mis au jour beaucoup plus de vestiges que prévu, et, surtout, on ne s’attendait pas à une telle découverte ! », commente David Weis, directeur adjoint de l’Inra. « Le pont-levis peut être daté a priori du 16e siècle – voire avant si le bois a été remplacé – et celui en pierre, du 18e siècle, mais des études doivent encore être menées pour le déterminer. »
L’Inra, qui intervient de manière préventive en amont des travaux d’aménagement, a alors dû trouver rapidement une solution pour ne pas retarder le gros œuvre, qui doit débuter en mars, tout en préservant autant que possible le volet archéologique. « Nous avons décidé de construire un sarcophage de béton, qui sera rempli de sable, afin de protéger le pont au maximum, car les pierres, qui sont restées sous terre pendant des centaines d’années, ne peuvent pas demeurer à l’air libre. Ce sarcophage sera construit courant janvier », fait savoir David Weis.
Au vu de cette découverte exceptionnelle, les plans d’aménagement initiaux ont été modifiés de sorte que ce pont de pierre, dont il n’avait été fait mention dans aucun document, ne soit pas détruit. « Par la suite, nous retirerons le sable et nous définirons un moyen de rendre le pont visible au public », annonce le directeur adjoint de l’Inra. « Nous avons aussi retrouvé des boulets de canon, des jeux, des pipes et des monnaies appartenant aux soldats qui montaient la garde. D’autres découvertes restent à venir, car il y a encore beaucoup de terre à fouiller. Ces fouilles nous ont en tout cas déjà appris que le site s’avère deux fois plus grand que ce que nous imaginions. L’ensemble constitue aussi un type de construction que nous n’avions encore jamais vu au Luxembourg pour la période médiévale. »
Préserver le patrimoine sans empêcher les chantiers
Après des décennies de négligence politique, pendant lesquelles on ne pouvait compter que sur de fervents défenseurs du patrimoine et sur le bon vouloir d’aménageurs éclairés, la pratique de l’archéologie préventive a enfin été consacrée au grand-duché par la ratification en 2016 de la Convention européenne pour la protection du patrimoine archéologique, puis par la loi nationale du 25 février 2022. Malgré une modernisation des techniques éprouvées à l’étranger et la mise en place de délais d’intervention limités, les préjugés à l’égard de l’archéologie préventive continuent toutefois d’avoir la dent dure. Nombre d’aménageurs tentent encore d’échapper à cette pratique, qu’ils associent à des retards pour leurs chantiers : David Weis estime ne recevoir que la moitié des dossiers qui devraient normalement atterrir sur son bureau : « Il y a environ 2.000 chantiers au Luxembourg, et nous avons 1.000 dossiers… » Or, tous les chantiers ne donnent pas lieu à des fouilles ; ce n’est le cas que pour « 2 à 3 % d’entre eux, soit une quarantaine de chantiers par an », assure le directeur adjoint de l’Inra.
En effet, l’institut cible les chantiers sur lesquels il va intervenir, d’abord en évaluant la potentialité archéologique du site en question, qui dépend de la nature du sol, de la topographie, de données historiques, des résultats d’autres opérations de fouilles effectuées à proximité, etc. Des « zones d’observation archéologique » sont à cet égard référencées sur le site geoportail.lu. Si ce potentiel existe, l’Inra va alors effectuer des sondages : des tranchées (appelées « fenêtres ») vont être creusées, qui permettront d’avoir une idée de ce que contient le site. Les fouilles ne sont ensuite lancées que si les découvertes faites dans les tranchées révèlent un intérêt scientifique. Comme le prévoit la loi, elles peuvent s’étendre sur six mois – sauf en cas de découverte exceptionnelle, ce qui reste malgré tout assez rare. « Nous comptons sur la compréhension et la patience des gens, car une fois le patrimoine détruit, c’est fini… », insiste David Weis, qui recommande instamment de bien suivre les procédures. « Si un aménageur ne suit pas les procédures et qu’on l’apprend, il s’expose à des sanctions, et là, le chantier va être retardé de plusieurs années », prévient Lynn Stoffel. « Nous ne disposons pas de ressources illimitées, et nous n’allons pas privilégier une intervention sur un site pour lequel la procédure n’a pas été respectée au détriment de quelqu’un qui a tout fait dans les règles. »