Mai 68 : un enseignement pour tous ?

La deuxième table ronde organisée en partenariat avec la radio 100,7 a réuni l’historien et homme politique Ben Fayot, Guy Linster, ancien secrétaire d’État à l’Éducation et Robert Bohnert, ancien directeur du lycée classique de Diekirch.

De g. à dr. : Ben Fayot, Guy Linster 
et Robert Bohnert. (Photos : Pia Oppel)

woxx: Ben Fayot, actuellement vos recherches se concentrent sur le développement du système éducatif dans l’après-guerre. Le CSV a longtemps dominé le ministère de l’Éducation. Jusqu’à empêcher certaines réformes ?


Ben Fayot : La guerre avait marqué une césure et les jeunes gens qui sont apparus dans les écoles et commençaient à vivre leur vie l’avaient tous connue et voulaient l’oublier. Ils avaient de grandes revendications, dont la démocratisation de l’enseignement. Jusque-là, les élites étaient terrifiées à l’idée que trop de gens puissent accéder à certaines professions et craignaient la concurrence. On exigeait aussi que les enfants qui ne pourraient pas entrer au lycée classique et monter l’échelle sociale puissent être mieux orientés. Tout cela remonte à 1945. Et il y a toujours eu d’un côté des ministres de l’Éducation issus du CSV, dont Nicolas Margue, Pierre Frieden de 1945 à 1959 (jusqu’à sa mort), puis Emil Schaus, Pierre Grégoire et enfin Jean Dupont. Et de l’autre côté, il y avait les syndicats d’enseignants comme l’Apess ou des associations de jeunesse comme l’Aluc, l’Assoss ou encore l’Unel, qui ont fait pression sur le gouvernement pour qu’il adopte leurs idées. Et c’est seulement à ce moment-là que ces ministres ont bougé : Pierre Frieden en 1959, en présentant un projet de loi pour réformer le système éducatif, du préscolaire au primaire, en passant par le secondaire et jusqu’à la collation des grades. Puis en 1963, avec la loi sur le primaire qui rendait obligatoire le préscolaire dans les communes, à travers la création de classes spéciales ou classes complémentaires. Avec la loi sur le secondaire, en 1968, qui a été très longuement débattue parmi les enseignants. Et enfin à travers les discussions portant sur la collation des grades. Jean Dupont, d’une certaine manière, a été celui qui en dernière instance a libéré ce qui au fil des ans s’était accumulé au sein de la société.

Guy Linster, comment décririez-vous ce qui s’est passé à la suite de Mai 68 ? Est-ce que c’était quelque chose que l’on ressentait dans le quotidien scolaire ? 


Guy Linster : On remarquait une certaine tension, mais au niveau du quotidien scolaire, je n’ai rien remarqué. Ce n’est que plus tard que l’on se rend compte de ces choses, une fois qu’on a un regard extérieur.

Ben Fayot : Tu as quand même dû remarquer les cheveux longs parmi les lycéens ?

Guy Linster : … et pas que parmi les lycéens ! (Rires.) Évidemment qu’on a remarqué cela, mais personnellement, ça n’a jamais été ma tasse de thé. Les années 1960 ont été pour moi une époque particulière. Je venais de me marier, de devenir père. On a voyagé. J’ai été beaucoup sollicité par le parti pour parler de choses culturelles, moins d’éducation nationale… Or il y avait trois choses qui ressortaient clairement de toutes les discussions : premièrement que l’école devait devenir plus démocratique, deuxièmement que pour beaucoup elle n’était pas assez laïque et troisièmement, qu’il faudrait de l’orientation au lieu d’une sélection pure et simple.

Parlons de la convergence entre les revendications des élèves et étudiants d’un côté et des jeunes enseignants de l’autre. Robert Bohnert, vous qui aviez vécu de près les révoltes d’étudiants de 1968 à Paris, en quoi cela a-t-il influencé votre regard, par exemple en rapport avec la manifestation d’élèves de 1971 ? 


Robert Bohnert : Je suis arrivé au lycée classique de Diekirch en 1970. Il y avait alors quarante enseignants établis et vingt jeunes enseignants issus de tout le pays. Diekirch était déjà un lycée mixte à l’époque et concernant les élèves, il se passait pas mal de choses. C’est-à-dire que ça se plaignait très vite – dès qu’il y avait soupçon d’arbitraire. D’ailleurs, les comités d’élèves créés en 1969-1970 ont régulièrement envoyé des courriers au directeur et au ministre. Il y a eu les événements de fin 1969, lorsqu’une classe n’a plus été d’accord avec son enseignant d’allemand, puis de 1971, quand un lycéen a reçu une baffe et un autre a été balancé du lycée, et que cela n’a plus été accepté. C’est comme ça qu’est née la révolte des élèves de 1971, qui a commencé à Diekirch. Avec, comme à Paris, des tentatives de récupération, la naissance de la « Ro’d Wullmaus », la LCR et les partis politiques qui à leur tour ont essayé de se positionner via leurs organes de presse. Pour ceux qui avaient vécu Mai 68 sur le terrain, c’était une sensation positive. Les caricatures et accusations exagérées mises de côté, on pouvait constater qu’une bonne partie des jeunes commençait à s’intéresser à ce qui se passait dans leur lycée et à participer. C’est ainsi que sont nés sous Dupont les comités d’élèves, l’appel aux parents à participer aux discussions, qu’a été introduite la morale laïque et la « troisième option ». Il se passait des choses, mais qui vues de l’extérieur (avec la révolte solidaire des lycéens) ont pu obnubiler le regard sur l’évolution réelle sur le terrain entre lycéens et jeunes professeurs. L’école s’est ouverte, en tout cas, à ce moment-là. Bien sûr, nous avons vécu des défaites depuis, concernant la libéralisation. Mais le vent nouveau était arrivé.

Malgré cela, vous avez choisi de rejoindre le CSV plus tard. Vous n’êtes donc pas tout à fait soixante-huitard…


Robert Bohnert : Je ne m’attendais pas à ce qu’on parle politique. Nous avons souvent été sur une même ligne concernant l’éducation ou la liberté et l’autodétermination des adolescents. Et après tout, il y a eu au CSV des ministres comme Jean Dupont, Marc Fischbach, Fernand Boden, Erna Hennicot et tant d’autres qui ont continué dans cette voie, qui parfois brusquait certains profs parce qu’ils allaient trop loin. Nous étions très actifs au Limpertsberg, où nous avons ouvert la première maison des jeunes, et nous collaborions avec les pères de la Jeunesse étudiante chrétienne pour créer un cinéma – le Ciné-Club 80. Nous avons créé le Théâtre ouvert Luxembourg ! Mais sans souligner que nous étions du CSV ou des scouts catholiques. C’était une discussion entre jeunes qui voulaient participer et qui se parlaient entre eux.

Ben Fayot : Le cœur du problème, si je puis me permettre, c’était tout de même que l’establishment du CSV, qui a contrôlé l’Éducation nationale pendant des décennies, a été très lent à réagir. Je suis d’accord pour dire avec Robert Bohnert qu’il y avait dialogue entre jeunes, qu’ils aient été catholiques ou pas, mais l’establishment a freiné le processus de réforme. Historiquement, cela se laisse démontrer de façon claire.

L’un des vestiges de l’ancien système a été la collation des grades, qui a été supprimée en réaction aux manifestations des étudiants. En quoi ce système posait-il problème, Guy Linster ?


Guy Linster : La collation des grades a été un très grave problème, puisqu’elle permettait aux étudiants de ne pas aller à l’université du tout. On allait dans les cours comme on allait au cinéma, quand cela nous plaisait. Et c’était sans conséquence.

Il fallait passer un examen au Luxembourg qui n’avait rien à voir avec ce qu’on avait étudié…


Ben Fayot : Le système de la collation des grades a été introduit en 1848 en lien avec la formation des élites au Luxembourg. Il a encore été renforcé en 1939, peu de temps avant la Seconde Guerre mondiale, alors que des gens se mobilisaient pour la supprimer. Sauf qu’en 1939 et à l’approche de la guerre, les élites, tous partis confondus, avaient peur de l’avenir et ont insisté sur le fait qu’il s’agissait là d’un droit de souveraineté pour tester les élites avant qu’elles n’accèdent aux prétendues professions réglementées : les avocats, les professeurs, les médecins, les vétérinaires, les pharmaciens et les notaires. L’accès s’est fait sur base de diplômes que l’État luxembourgeois a contrôlés à travers des jurys. Pierre Frieden avait déposé un projet de loi en 1958 qui devait permettre aux médecins de passer leurs examens à l’université, car les universités étrangères n’acceptaient plus d’auditeurs libres, comme on appelait alors les étudiants luxembourgeois, surtout en médecine. Après tout, un auditeur libre n’avait pas accès aux services médicaux, aux hôpitaux, etc. D’où le projet de 1958, qui a été prêt à être discuté à la Chambre mais qui, tout à coup, a disparu au fond d’un tiroir. Et pourquoi ? Parce qu’en raison de la Ceca, du traité de Rome et de la Communauté économique européenne qui garantissaient la libre circulation des personnes et des travailleurs, les médecins ont craint la concurrence étrangère.

La collation des grades a finalement été supprimée en 1969. S’agit-il du plus grand et peut-être unique succès du mouvement issu de Mai 68 au Luxembourg ?


Ben Fayot : C’est peut-être un succès, mais un demi-succès. Car l’État luxembourgeois, s’il a accepté que des diplômés viennent de l’étranger, a doublé cette pratique avec un système d’homologation, par lequel l’État luxembourgeois pouvait à travers des commissions spéciales vérifier exactement ce que valaient les diplômes qu’avaient obtenus les étudiants. C’est-à-dire que ce droit de souveraineté était toujours en place. Ce système a seulement volé en éclats une fois que la libre circulation des travailleurs académiques a été introduite sur le plan européen. C’est donc en quelque sorte l’Europe qui nous a forcés à supprimer la collation des grades.

La revue « D’Ro’d Wullmaus », qui avait thématisé l’égalité des chances, concluait à l’époque que « l’enfant bourgeois » était « surreprésenté et surprivilégié ». Est-ce que la thématique de l’égalité des chances était devenue plus urgente ?


Ben Fayot : Pas qu’en 1968… Depuis 1945, on avait commencé dans le budget de l’État à prévoir un fonds des mieux doués, d’augmenter les fonds pour les crédits, les bourses, les subventions en faveur de l’élève méritant ou socialement défavorisé. Les parents dont l’enfant avait terminé l’école primaire à douze ans, en même temps qu’ils se disaient que leur enfant irait au lycée, se demandaient ce que le lycée pourrait bien lui apporter et où il pourrait aller travailler avec son diplôme. Un enfant qui va au lycée est normalement destiné à faire des études supérieures. Or les parents ouvriers ou petits employés, qui avaient des enfants et qui ont voulu les envoyer à l’université, n’ont jamais osé parce qu’il leur fallait d’abord joindre les deux bouts.

En 1974, le gouvernement change avec au pouvoir une coalition socio-libérale et l’absence pour la première fois du CSV. C’est à ce moment-là que vous, Guy Linster, êtes devenu secrétaire d’État dans le cabinet du ministre de l’Éducation Robert Krieps. Et l’une des premières décisions a été d’abolir le fameux examen de passage. Pourquoi était-ce une décision si importante ?


Guy Linster : L’importance de l’abolition de l’examen de passage, c’était que dans le milieu des enseignants, il était devenu clair que rien que d’un point de vue statistique l’examen ne servait plus à rien. En effet, très peu d’élèves ont été recalés ou ont pu avancer à cause de cet examen de passage. Il n’avait donc plus de raison d’être.

Personnellement, qu’est-ce qui vous a fait tenir à l’époque, alors que votre gouvernement subissait les attaques de l’opposition ? 


Guy Linster : Vu d’aujourd’hui, je dirais que je suis fier d’avoir été attaqué de la sorte, car parfois cela prouve qu’on est sur la bonne voie.

Un des reproches formulés à l’encontre de ceux qui voulaient faire ces réformes a été de travailler au nivellement vers le bas. À l’époque, des analyses montraient que l’école servait en premier lieu à reproduire les élites. Est-ce toujours le cas aujourd’hui ? 


Ben Fayot : Vous avez dit deux choses : « reproduire » et « élites ». Il est important que l’école ne soit pas là pour reproduire les conditions existantes, mais pour faire advenir un flux social où des élites puissent se développer dans un environnement juste. Une société a besoin d’élites pour fonctionner. C’est ce qu’on a pu constater en 1839, quand le Luxembourg est né et que tout à coup, il n’y avait plus d’élites et qu’il fallait en créer. C’est l’un des rôles de l’école. Quant à savoir si elle doit reproduire, à savoir si un fils d’avocat doit devenir avocat ou entrer dans une carrière académique, je n’en sais rien. Aujourd’hui, le terme d’élite a une autre signification qu’autrefois. Aujourd’hui, il y a toutes sortes d’élites. D’où la difficulté du système scolaire de définir une direction. Aujourd’hui, les élites ont besoin de créativité, il ne leur suffit plus d’emmagasiner un savoir et de reproduire ce qui existe.

L’école d’aujourd’hui est-elle plus ou moins équitable qu’à l’époque ?


Guy Linster : Cela fait longtemps que j’ai quitté l’enseignement, mais quand je parle à des parents et que j’entends que la volonté de ne pas scolariser ses enfants dans un lycée classique est aujourd’hui freinée parce que cette orientation correspond aux talents de leurs enfants, je suis fier du changement qui a eu lieu. Mais la société actuelle se développe avec une telle rapidité que l’évolution de l’école est de nouveau à la traîne.

Robert Bohnert : L’école est certainement plus juste, peut-être pas assez. Au niveau de l’orientation, il se passe beaucoup plus de choses. La participation et le dialogue avec les enfants, entre les élèves et la société sont plus forts. Bien sûr, à l’école, l’enseignement n’a pas lieu dans un espace clos et les fenêtres doivent être gardées ouvertes. Mais il ne faut pas réfléchir de manière trop utilitariste, en préparant l’un et l’autre à un poste ou à un autre. Il faut veiller à fabriquer des êtres humains et des citoyens.

Animation : Pia Oppel (radio 100,7) et Richard Graf (woxx). Propos retranscrits par Frédéric Braun
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L’émission complète est disponible sur le le site de la radio socio-culturelle.


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