Un accord signé entre syndicats et patronat français prévoit de tailler sérieusement dans les indemnités chômage des frontalier·ères qui perdent leur emploi. L’affaire suscite l’émoi au Luxembourg, où organisations de salarié·es et patronat dénoncent une mesure discriminatoire. Côté français, la CFDT, principal syndicat signataire, tente d’éteindre l’incendie en assurant que la mesure n’entrera pas en vigueur immédiatement.
La main-d’œuvre frontalière n’est plus une variable d’ajustement sur le marché du travail luxembourgeois, conclut une étude de la fondation Idea, parue début novembre. La présence des frontalier·ères, qualifié·es de « ressource précieuse », demeure plus que jamais indispensable au développement de l’économie nationale, argumente le think tank patronal. Du côté français, pour le gouvernement, le patronat et certains syndicats, la vision est tout autre : les frontalier·ères sont désormais une variable d’ajustement budgétaire.
Le 9 novembre dernier, les principales organisations patronales françaises et les syndicats CFDT et CFTC ont conclu un accord de principe prévoyant d’indemniser les frontalier·ères qui perdent leur emploi sur la base du salaire moyen français et non plus sur la base du salaire perçu dans le pays qui les employait. Des coefficients différents seront appliqués pour chaque pays frontalier de l’Hexagone. « L’allocation journalière moyenne pourrait baisser de 48 % pour une personne ayant travaillé en Suisse, de 39 % pour celle ayant travaillé au Luxembourg, de 17 % pour la Belgique et de 9 % pour l’Allemagne », avertit la CGT, qui refuse de signer cet accord, à l’instar de FO, autre grande centrale syndicale française.
Pour le gouvernement français, il s’agit de générer des économies budgétaires face à un endettement abyssal, révélé après les élections législatives anticipées de juin dernier et creusé au fil des sept années de pouvoir d’Emmanuel Macron. Au printemps, le premier ministre Gabriel Attal prévoyait d’économiser près de 5 milliards d’euros sur le dos des demandeur·euses d’emploi en prenant la main sur l’Unédic, l’organisme qui indemnise le chômage et dont la gestion paritaire est normalement assurée par les syndicats et le patronat.
Michel Barnier, nommé entre-temps à Matignon, a fait marche arrière et a confié aux partenaires sociaux la tâche de trouver un terrain d’entente, avec l’exigence de réaliser 400 millions d’euros d’économies. Marotte patronale, l’idée d’en faire payer le prix aux frontalier·ères a alors ressurgi des placards avec l’assentiment de la CFDT, sortie en tête lors des dernières élections professionnelles. La baisse des indemnités des frontalier·ères devrait générer 260 millions d’économies, les 140 autres millions provenant notamment de mesures qui toucheront très sévèrement les seniors en demande d’emploi. En cas d’échec des négociations, le gouvernement menaçait d’appliquer le plan de Gabriel Attal. L’attaque contre l’indemnisation des sans-emploi paraît d’autant plus déplacée que le régime devrait dégager un excédent de 2,5 milliards d’euros pour la période 2025 à 2028, puis un excédent évalué à 1,7 milliard annuel par la suite. L’Unédic fait néanmoins face à une dette de près de 80 milliards, dont 31 milliards ont été contractés pour payer le chômage partiel pendant la pandémie de covid-19.
Un coût de la vie plus élevé
La décote prévue par l’accord est considérable, alors qu’en France les indemnités chômage ne représentent déjà que 57 % du salaire brut, contre 80 % au Luxembourg. Avec la nouvelle disposition, une personne qui gagnait 4.000 euros bruts au Luxembourg ne touchera plus qu’aux environs de 1.400 euros d’allocation mensuelle en France. Sur les 80.000 frontalier·ères actuellement indemnisé·es, quelque 17.000 proviennent du marché du travail luxembourgeois, et leurs indemnités mensuelles atteignent en moyenne un peu plus de 1.700 euros par mois, selon Isabelle Rauch, députée de Moselle, élue sous la bannière Horizons, l’un des partis composant la relative et très fragile majorité de droite qui soutient le gouvernement Barnier.
La baisse serait lourde de conséquences dans les régions frontalières du Luxembourg, où le coût de la vie, et particulièrement du logement, est plus élevé que dans le reste du pays. À titre d’exemple, un loyer pour un appartement de 50 mètres carrés à Thionville peut atteindre 1.000 euros mensuels, là où la moyenne française se situe à 700 euros. Même constat pour le prix d’achat au mètre carré, qui dépasse les 3.100 euros à Cattenom, contre 2.300 euros au niveau national, selon la Chambre des notaires. La problématique est assez identique à celle rencontrée dans les régions d’Annecy et d’Évian, voisines de la Suisse.
Cette perspective provoque une levée de boucliers au Luxembourg, où syndicats et patronat condamnent unanimement cette mesure qu’ils jugent « discriminatoire » et contraire au droit européen. Alors que plus de 40 % de leurs membres sont des frontalier·ères, le LCGB et l’OGBL ont mobilisé, ce vendredi 22 novembre, 500 manifestant·es devant le ministère des Finances, à Luxembourg, pour exprimer leur courroux face à ce nouveau traitement inégalitaire dont sont victimes les salarié·es transfrontalier·ères, déjà fiscalement pénalisé·es en Allemagne.
Dans cette affaire, le patronat français calcule que, sur le milliard d’euros que coûte chaque année l’indemnisation des frontalier·ères, seuls 200 millions sont remboursés par les pays où les cotisations ont été versées. Le grand-duché prend ainsi en charge les trois premiers mois de l’indemnisation du chômage, en vertu d’un accord européen qui gagnerait à être renégocié. Des discussions sont en cours depuis 2016 pour modifier ces paramètres, mais celles-ci se heurteraient principalement à la réticence du Luxembourg, de la Belgique et de l’Autriche, qui refusent d’augmenter leur part. Le sujet est particulièrement sensible au grand-duché, où la main-d’œuvre frontalière représente 47 % des salarié·es du privé. Et sur les 228.000 frontalier·ères qui y travaillent, 123.000 viennent de France.
Prise en charge intégrale par le Luxembourg
Pour Jean-Luc De Matteis, secrétaire central à l’OGBL, il ne serait pas illogique que le Luxembourg prenne intégralement en charge l’indemnisation chômage des frontalier·ères, « alors que leurs cotisations sont perçues au Luxembourg ». Il en évalue le coût à 86 millions d’euros par an : « C’est tout à fait supportable. » Ni sa position ni le montant avancé ne sont partagés par Marc Wagner, le directeur de l’UEL, qui estime que le montant serait bien supérieur, évoquant déjà 50 millions d’euros pour l’indemnisation des trois premiers mois. Selon l’Unédic, le Luxembourg a versé, en 2023, 27 millions d’euros sur un total de 164 millions déboursés pour indemniser les frontalier·ères qui ont perdu leur emploi, somme qui atteint 563 millions pour la Suisse. En tout état de cause, pour Marc Wagner, « ce n’est pas une bonne nouvelle pour les frontaliers ni pour l’attractivité du Luxembourg ». En creux, le directeur de l’UEL dénonce auprès du woxx des économies de bout de chandelle alors que les « frontaliers ne représentent pas plus de 0,3 % des chômeurs en France ».
Quoi qu’il en soit, syndicats et patronat luxembourgeois s’accordent sur le caractère potentiellement incompatible de cette mesure avec le droit européen en raison de sa portée discriminatoire. Christophe Knebeler, secrétaire général adjoint du LCGB, déplore cette « nouvelle attaque contre les acquis européens, qui ne cessent d’être mis à mal ». En France, des voix font valoir que la situation est moins dramatique pour les personnes qui perdent leur emploi au Luxembourg, car le retour à l’emploi y serait plus facile que dans d’autres régions frontalières. Un point de vue en partie conforté par l’étude de la fondation Idea, documentant des embauches plus favorables aux frontalier·ères qu’aux résident·es, malgré un ralentissement des créations d’emplois ces trois dernières années.
Secrétaire national de la CFDT, Olivier Guivarch affirme que « la mesure concernant les frontaliers n’entrera pas en vigueur dès le 1er janvier, au contraire d’autres dispositions » prévues dans l’accord du 9 novembre. Principal négociateur de son syndicat sur les questions liées au chômage, il dissimule mal sa gêne et répète à d’innombrables reprises qu’il veut porter « un message rassurant », au cours d’un échange avec le woxx. Tout en arguant que « la France est aujourd’hui confrontée à des problèmes plus importants que le chômage des frontaliers », Olivier Guivarch explique que l’accord signé avec le patronat n’est qu’une proposition. Il devra être validé par le gouvernement et faire l’objet ensuite de décrets pour son entrée en application. « La question des allocations chômage des frontaliers est technique et comporte des risques juridiques qui devront être soupesés. Il est possible que cette option ne soit pas retenue, et, de toute façon, cela ne se fera pas dès le début de l’année prochaine, il faudra plus de temps. » La douloureuse serait donc pour plus tard, si du moins le gouvernement de Michel Barnier survit au débat budgétaire en cours, dans un contexte d’instabilité politique sans précédent depuis des décennies.
Plans sociaux à gogo
« On veut faire l’Europe, mais chaque pays veut garder son petit pré carré, et il n’y a aucun débat de fond dans l’Union européenne sur la question des frontaliers », regrette pour sa part Denis Schnabel, secrétaire général de la CGT Grand Est. Il met en garde contre une mesure qui intervient au plus mauvais moment : « On nous dit que le marché du travail se porte bien en France, mais c’est totalement faux. Plus de 150.000 personnes vont être touchées par des plans sociaux dans les mois à venir, principalement dans l’industrie, et ça va finir par nous péter à la gueule. »
Ce constat apporte un démenti cinglant aux déclarations d’autosatisfaction d’Emmanuel Macron sur la baisse du chômage et la réindustrialisation de la France. Si l’on y ajoute l’état catastrophique des finances publiques, grevées par les cadeaux fiscaux aux plus riches et aux grandes entreprises, il apparaît que ce président surnommé « le Mozart de la finance » n’aura finalement été qu’un habile et éphémère joueur de pipeau.
Catastrophe industrielle en Sarre La question de l’indemnisation chômage des frontalier·ères est des plus sensibles dans l’est du département de la Moselle, alors que plus de 10.000 emplois industriels sont menacés dans les prochaines années en Sarre. La situation est catastrophique dans le secteur automobile, où l’équipementier ZD, installé à Sarrebruck, prévoit supprimer 6.000 à 7.000 postes sur 10.000 dans les deux prochaines années. Pour sa part, en 2025, Ford devrait licencier 3.800 personnes sur les 4.600 qu’il emploie dans son usine de Sarrelouis. À Hombourg, Michelin annonce plus de 800 suppressions d’emplois dans son usine de production de pneus pour poids lourds. Sur ce total, 4.000 à 5.000 frontalier·ères pourraient perdre leur emploi, sans grande chance d’en retrouver un nouveau dans les bassins d’emploi de Sarreguemines et de Forbach, déjà partiellement sinistrés.