Les  « tiers-lieux » peuvent-ils faire l’objet d’un appel à projets ?

On écrit au woxx : le centre culturel Altrimenti se livre dans ce courrier à la rédaction à une réflexion sur les « tiers-lieux culturels » et leur signification pour la société.

(© altrimenti.lu)

Au Luxembourg, dans le cadre de la « capitale européenne de la culture » (Esch-sur-Alzette en 2022), l’Œuvre grande-duchesse Charlotte en partenariat avec l’asbl Esch 2022 a lancé un appel à projets (c’est à dire un mécanisme mis en place par un financeur pour l’attribution d’une subvention)  intitulé « tiers-lieux culturels », dans le but de contribuer « au développement de projets culturels, durables ou temporaires ». L’organisme définit les tiers-lieux ainsi : « Ces lieux-en-recherche sont le plus souvent des vecteurs de transitions socioculturelle, artistique, sociale, écologique, économique, démocratique, citoyenne, organisationnelle, territoriale ou urbaine. Certains d’entre eux sont des ateliers de création en collaboration, avec des acteurs différents et variés pratiquant la culture sous toutes ses formes et dans des polices vivantes, ainsi que dans les quartiers où vivent les gens. Ils cultivent également un mélange de genres, d’activités et de publicité. »

Tout en appréciant la sensibilité envers de telles expériences et en appréciant également l’idée de les soutenir, il faut ouvertement convenir que le processus choisi par Œuvre est en lui-même  contradictoire. Les « tiers-lieux », en effet, par leur nature, ne peuvent pas faire l’objet d’appels à propositions.

Pour comprendre cette affirmation il faut clairement définir ces « tiers-lieux ». La société actuelle est de plus en plus caractérisée par une organisation quotidienne strictement divisée entre vie privée et vie professionnelle, où chacun-e joue un rôle à respecter, même en se dessaisissant de ses propres convictions ou désirs. Mais, dans ce contexte, la satisfaction du besoin d’authenticité et d’expression de ce qui nous tient à cœur devient une priorité urgente. Il existe des lieux que les visiteuses et visiteurs choisissent de fréquenter de manière émotionnelle et subjective afin de se sentir à l’aise, d’être libres de s’exprimer et d’être pleinement eux-mêmes. Ce sont des lieux où l’on peut se rencontrer, se faire des ami-e-s, partager une passion ou interagir et réaliser des idées.

Le premier à définir ces lieux a été le sociologue américain Ray Oldenburg en 1989 dans son livre « The great good places » ou « third places » c’est à dire des lieux qui ne sont ni la maison, en première place, ni le bureau, en deuxième place. Oldenburg souligne que de tels endroits peuvent être partout, parfois ils sont nés avec des objectifs différents, comme les cafés, les coiffeurs, les restaurants ou les terrains de jeux et il les définit comme étant des lieux de « pure sociabilité ». Oldenburg évoquait la réalité américaine où ces espaces de sociabilité s’éteignent et il plaidait pour la nécessité de les défendre.

Il est nécessaire de s’attarder sur le concept central de la question, à savoir « l’appropriation du lieu »

La culture et la réalité des pays européens, en particulier les pays du Sud, sont peut-être différentes et le danger de voir s’éteindre ces lieux petit à petit est beaucoup plus éloigné, mais l’expansion de la métropole et la transformation des centres urbains ont réduit la présence de tels lieux. Cependant, le besoin d’authenticité et le fait de s’exprimer est concret, quelle que soit la latitude, car il s’agit d’un besoin humain. Profitant de ce besoin, depuis les années 2000, des lieux, définis comme des tiers lieux, sont souvent apparus, conçus a priori et rigidement structurés, ayant pour but le profit et souvent abrités en friches urbaine ou industrielles. En réalité, lors de leur naissance, ils n’étaient pas exactement des « tiers-lieux ».

Pour comprendre la différence, il est nécessaire de s’attarder sur le concept central de la question, à savoir « l’appropriation du lieu ». Les personnes prennent possession d’un lieu quand ils le « vivent », l’animent, le font évoluer en le fréquentant, quand ces personnes créent des liens entre elles et avec le lieu lui-même parce qu’ils s’y sentent à l’aise, libres de superstructures, libres de s’exprimer et de créer. Ce n’est que lorsqu’un lieu « appartient » aux personnes qu’il peut être correctement défini comme un tiers-lieu et qu’il est porteur de sens dans la ville ou dans la friche industrielle.

Des expériences de ce type existent, nées aussi dans le but de réorganiser des villes ou des environnements abandonnés afin de les ramener à une dimension plus humaine. Ces lieux connaissent des succès et s’enracinent là où les associations, les personnes qui s’y engagent et les artistes sont impliqué-e-s et s’en identifient à long terme. Ce processus prend du temps et est soutenu par ceux qui croient fermement à la dimension humaine des villes, à la nécessité d’une coexistence fructueuse basée sur l’élaboration d’idées et à la réalisation de projets. De plus, l’évolution de ces lieux vers leur reconnaissance comme « tiers lieux » se produit en tant que lieux informels (en ce sens qu’ils favorisent les relations simples et amicales entre des personnes) vivant de manière autonome et durable. Ils créent des emplois et s’autofinancent selon une sorte d’économie circulaire dans laquelle ce qui y est produit (généralement des biens immatériels) y est consommé engendrant ainsi un profit qui  déclenche un nouveau  cycle productif.

Les projets permanents ne sont pas non plus pertinents si leur survie n’est pas assurée par l’autofinancement.

Dans ce cadre donc le développement de projets temporaires visés par l’appel à projet ne peuvent pas être considérés des tiers-lieux qui, pour être tels, nécessitent un développement quotidien soutenu dans le temps. Les projets permanents ne sont pas non plus pertinents si leur survie n’est pas assurée par l’autofinancement. Un projet qui dépend strictement de financements extérieurs, voire publics,  pour sa survie ne contient pas en soi l’impulsion nécessaire donnée par l’engagement de ceux qui devraient être les acteurs de l’appropriation du lieu et de sa pérennité.

Les autorités publiques luxembourgeoises ou leurs représentant-e-s qui souhaitent encourager le développement de ces lieux d’échange humain, afin de rendre les villes plus vivables et de répondre aux besoins des citoyen-ne-s, plutôt que faire appel à de nouveaux projets devraient analyser et soutenir les expériences déjà en cours qui répondent aux caractéristiques décrites ci-dessus. Les soutiens octroyés devraient être ponctuels et ciblés en vue, par exemple d’une rénovation, une acquisition de matériel technique ou un élargissement du lieu. Ces expériences en fait doivent être durables, autofinancées, gérées par des associations présentes dans le pays depuis un certain temps et dont les activités sont largement reconnues, c’est-à-dire souhaitées et vécues par les citoyen-ne-s, en résumé, des expériences qui ont suivi et suivent un chemin d’affirmation de bas en haut et non l’inverse.

Ce n’est que de cette manière que ces expériences s’enracinent dans le pays, l’enrichissent et comblent concrètement le besoin d’authenticité et d’expression personnelle et donnent vie aux tiers-lieux.

(Communiqué par le centre culturel Altrimenti)


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