Liberté de parole : Un livre de contes balaie le conservatisme d’Orbán

Anthologie inclusive prônant l’ouverture et la tolérance, « Le pays des contes pour tous » scandalise le dirigeant magyar et s’arrache comme des petits pains en surfant sur l’indignation de ses contempteurs.

Décidément, « Meseország Mindenkié » ne sera pas le livre de chevet de tout le monde. (Photo : privée)

La scène prêterait à sourire si elle ne reflétait pas la radicalisation du discours anti-LGBTQI+ en Hongrie. Le 25 septembre dernier, cinq jours après la sortie de « Meseország Mindenkié », recueil de contes classiques adaptés avec des personnages issus de minorités marginalisées, la députée d’extrême droite Dóra Dúró passait à la broyeuse le livre, qui véhiculait selon elle une « propagande homosexuelle ». Quant au premier ministre national-conservateur Viktor Orbán, il l’assimilait à un « acte de provocation », le 4 octobre, lors d’une interview radiophonique au micro de la station publique Kossut.

Si cette compilation quasi intégralement rédigée par des auteures et publiée avec le soutien de l’association féministe Labrisz hérisse autant les traditionalistes du calibre du dirigeant magyar, c’est parce qu’une Poucelina lesbienne, un Cendrillon mâle gay et rom, une tueuse de dragons transgenre et un cerf non ­binaire s’invitent notamment au fil des pages illustrées par Lilla Bölecz. Les thématiques LGBT n’animent cependant que quatre des dix-sept récits. Au-delà du prince en épousant un autre et des héroïnes assumant leur identité sexuelle, on croise également des familles modestes, des personnes âgées, un individu en fauteuil roulant, des enfants adoptés, des croyants et des sans-abri.

« Nous avons voulu montrer des situations de vie rarement explorées dans la littérature pour enfants. Cette anthologie contient de nombreux contes inclusifs où les personnages sortent des carcans liés à leurs genres. Les garçons peuvent être plus sensibles et cuisiner, les femmes se battre, terrasser des géants ou diriger un empire », confie le rédacteur en chef du recueil, Boldizsár Nagy, cité par « Index ». « L’objectif de ce livre, qui n’a rien d’une ‘propagande homosexuelle’, est de refléter la diversité du monde pour que chaque enfant s’y retrouve et ne se sente pas différent ou étranger », poursuit Nagy.

Phénomène littéraire

Les 1.500 premiers exemplaires se sont vendus en deux semaines. Quinze mille copies supplémentaires ont été éditées afin de combler la demande. Une pétition signée par près de 90.000 internautes sur la plateforme conservatrice CitizenGO exige le retrait du recueil de la vente. Le 6 octobre, les jeunesses d’un groupuscule néonazi collaient des affiches diffamatoires devant des librairies vendant l’œuvre. Certaines municipalités, dont celle de Csepel, arrondissement populaire du sud de Budapest administré par le Fidesz au pouvoir, interdisent carrément aux bibliothèques scolaires de le proposer aux élèves.

Face à l’essoufflement de la rhétorique anti-migrant-e-s, la communauté LGBTQI+ vient de les remplacer comme épouvantail favori du gouvernement. En mai 2019, le président de l’Assemblée nationale László Kövér associait homosexualité et pédophilie. Durant l’été, les conservateurs magyars appelaient au boycott de ­Coca-Cola suite à une campagne mettant en scène des couples de même sexe qui s’embrassent. Fin-novembre, la Hongrie, ne semblant guère goûter le style d’artistes comme Conchita Wurst, se retirait du concours de l’Eurovision sur fond de puissants soupçons d’homophobie.

Le message de tolérance et d’ouverture de « Meseország Mindenkié » bat en brèche le récit hongrois rétrograde de Viktor Orbán, qui a sanctuarisé l’union hétérosexuelle au sein de la Constitution de 2012, banni les études de genre des facultés magyares et rendu illégal le changement de sexe à l’état civil. Ajoutez-y la criminalisation de la mendicité, la stigmatisation banalisée des Tziganes ou encore la diabolisation constante des ­migrant-e-s par le pouvoir depuis la crise des réfugié-e-s de l’été 2015 et vous saisirez d’autant mieux pourquoi ce livre valorisant l’égalité des chances tient de l’événement éditorial.

« Le titre, officiant comme une proclamation, est plutôt violent en soi, et les textes rassemblés remplissent leur rôle », estime la chercheuse spécialisée Andrea Lovász dans la revue littéraire « Élet és Írodalom ». « Mais, aussi percutante soit la volonté de mettre en avant les personnes marginalisées, le message ne peut fonctionner que si les textes sont assez bons pour être nommés contes. Malheureusement, les erreurs de logique, les phrases mal formulées, les noms niais et les déclarations mielleuses ponctuant l’ouvrage en font un condensé embarrassant », assène-t-elle.

« Outil de sensibilisation »

Selon un collectif de psychologues appuyé par un millier de spécialistes, « Meseország Mindenkié » serait pourtant un « excellent outil de sensibilisation », car présentant aux enfants des héros de leur âge aussi divers qu’eux et parlant dans leur langage d’individus qu’ils côtoient rarement au quotidien. Dénué de visée proprement politique au départ, ce recueil d’une centaine de pages incarne désormais un symbole de résistance face au conservatisme de l’administration Orbán. Parents, enseignants, vendeurs de livres de tout le pays et personnalités culturelles appuient cette œuvre qui défraie la chronique.

Le conte de la maison en pain d’épice se découvre du point de vue de la sorcière âgée se voyant vieillir. Une autre histoire décortique la notion de courage par le prisme d’une fillette excessivement craintive. Mais pour ses contempteurs les plus résolus, le manuscrit incriminé, considéré comme une « attaque envers la culture hongroise » par Dóra Dúró pendant son happening, ne devrait pas avoir droit de cité dans les classes et encore moins dans les chambres des enfants, dont il perturberait le développement.

Qu’à cela ne tienne, le livre divisant la Hongrie s’est immiscé sans encombre chez Fabien et les siens. « Ma fille aimait la couverture, et mon épouse l’a acheté après avoir lu l’histoire de la jeune Irlandaise qui veut devenir une héroïne. Le fait que l’ouvrage soit alimenté par des plumes contemporaines lui a beaucoup plu », témoigne ce papa d’une jeune lectrice franco-hongroise conquise. « Les enfants le prennent vraiment comme un recueil de récits imaginaires, les adultes voient tout de suite de quoi il retourne. Ce bouquin traite de la recherche de caractère ou d’identité, et pas exclusivement sexuelle. Le livre peut sembler trop moderne pour les conservateurs, mais il me plaît », ajoute le Budapestois d’adoption.

Alliée indéfectible de la Pologne, profondément catholique et aussi souvent dans le viseur de Bruxelles, la Hongrie de Viktor Orbán promeut une vision paternaliste de la famille, assortie de mesures natalistes réduisant les femmes à leur rôle de procréatrices et installant les bébés en instruments d’une politique ­anti-immigration. Si le pouvoir magyar ne remet pas en cause l’IVG ou ne laisse pas de zones « LGBT free » s’implanter sur son territoire, les deux gouvernements ultraconservateurs encensent la femme mère au foyer, malmènent leurs minorités sexuelles et de genre et diabolisent « l’idéologie du genre ».

Offres et intimidations

Hasard du calendrier ou réponse du gouvernement au best-seller « ­Mesország Mindenkié », les « Contes populaires hongrois » (­« ­Magyar Népmesék »), à l’immense succès télévisé sous le régime communiste et qui continuent d’émerveiller sur les écrans et de s’écouler en librairies, viennent d’intégrer le panthéon ­Hungarikum. Un patrimoine immatériel de l’Unesco sauce goulash consacrant, entre autres, le footballeur ­Ferenc Puskás légende de la redoutable équipe nationale des années 1950, le vin blanc liquoreux de Tokaj, la méthode musicale Kodály, la broderie de Kalocsa, la porcelaine de Zsolnay et la réserve de Hortobágy.

Vilipendé d’un côté et acclamé de l’autre, « Meseország Mindenkié » répond à l’ostracisation des différences dont le premier ministre se fait l’écho. Boldizsár Nagy et Dorrotya Rédai, activiste de Labrisz et responsable éditoriale du projet, disent avoir reçu des propositions d’adaptation en livre audio, en livre numérique ou en jeu de société, mais aussi des offres de traduction. Et tandis que certaines librairies se plaignent de harcèlements téléphoniques leur intimant de ne pas vendre l’ouvrage, une grande chaîne hongroise spécialisée restée anonyme mobilise des fonds pour qu’il parvienne aux enfants défavorisés.

« J’ignore comment une personne peut, au nom de la morale, de Dieu ou de la normalité, questionner ou considérer comme un danger la diversité, l’un des fondamentaux de l’existence humaine », s’indigne Zsolt Szekeres, un juriste ouvertement homosexuel, réagissant à la polémique autour du recueil via une tribune publiée par le magazine « HVG ». « Nous ne sommes pas seuls. Il y a beaucoup plus d’acceptation et d’amour dans ce pays qu’il n’y paraît au premier abord. La Hongrie appartient à tous. Aussi bien à nous qu’à vous qui êtes révulsés par cette idée. Mais vous ne pouvez pas interdire et déchirer la vérité », conclut-il.


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