Qu’est-ce l’intérêt général ? De la définition de ce dernier ne dépend pas uniquement le jugement en appel des lanceurs d’alerte, mais aussi l’avenir des relations fiscales à l’international – un domaine dans lequel le grand-duché n’a jamais cessé d’interférer et de se contredire.
Lundi dernier, l’heure était aux répliques dans le procès en appel Luxleaks. En gros, cela veut dire qu’on refait tout le procès en quelques heures, sauf surprise – qui n’a pas eu lieu, vu que tous les intervenants ont campé sur leurs positions. Pour l’avocat général John Petry, faire condamner Raphaël Halet et Antoine Deltour est une nécessité, même s’il veut bien leur concéder d’être des lanceurs d’alerte qui ont agi dans un souci d’intérêt général. Mais – tout en évitant soigneusement toute considération sur la légalité des tax rulings – Petry a persisté dans son argumentation : pour Deltour, il a invoqué la proportionnalité des documents transmis, et, pour Halet, le fait que les documents ne seraient pas pertinents. Il est même allé jusqu’à invoquer Edward Snowden, qui lui aussi n’aurait pas communiqué l’intégralité des fichiers dérobés à la NSA. Pour Petry, « l’opération Luxleaks a été indubitablement efficace », mais la façon dont elle a été mise sur pied se situerait toujours dans l’illégalité. Seul point vraiment remarquable du réquisitoire : les excuses formulées par Petry envers Édouard Perrin. En effet, celui-ci n’aurait pas sa place devant ce tribunal, car « poursuivre un journaliste dans une société démocratique devrait toujours être une exception ». Ce qui veut aussi dire que – sauf très gros coup de théâtre – l’acquittement de Perrin est dans la poche.
Pour la partie civile, l’avocat de PWC, Hervé Hansen, a réitéré la demande du cabinet d’audit à être reconnu comme victime. De plus, il a non seulement dénigré les lanceurs d’alerte – en ne leur reconnaissant pas ce statut -, mais il a aussi attaqué ses collègues de la défense. Ce qui lui vaudra des remontrances plus tard de ces derniers, qui se transformeront en une vraie passe d’armes.
La défense justement s’est concentrée à contrer les arguments de l’avocat général. Pour les avocats d’Antoine Deltour, Philippe Penning et William Bourdon, l’argument de la proportionnalité ne tiendrait pas la route, pour la simple raison que les émissions « Cash Investigation » – qui n’étaient basées que sur des documents choisis – n’auraient pas déclenché de vraie prise de conscience ni au Luxembourg ni au niveau européen. Par contre, les révélations Luxleaks, qui se basaient sur l’intégralité des quelque 20.000 documents copiés par Antoine Deltour, auraient fait bouger les lignes et déclenché des changements majeurs dans la politique européenne et dans les relations internationales.
Bernard Colin, défenseur de Raphaël Halet, a quant à lui repris son argumentaire sur l’illégalité des tax rulings en insistant encore une fois sur les relations très, voire trop, étroites entre PWC et le bureau numéro six de l’Administration des contributions directes (ACD). « Le principe de fournir des services gratuits à une administration est de la corruption active », a-t-il encore une fois martelé, avant d’insister sur le fait que le vrai scandale n’était pas uniquement les papiers à en-tête de l’ACD dont disposait le cabinet d’audit, mais aussi et surtout le fait que ce dernier proposait, sans contrepartie, des solutions pour l’archivage des tax rulings.
« J’espère que le Luxembourg va récupérer plein d’argent, car c’est ça l’intérêt public. »
Quant à la défense de Perrin finalement, elle avait la tâche plutôt facile après les déclarations de l’avocat général. L’intérêt réside plutôt dans les déclarations de Perrin même, qui comme les autres accusés a eu l’occasion de passer encore une dernière fois à la barre avant la fin de l’audience. D’abord, il a présenté ses excuses aux deux lanceurs d’alerte, estimant qu’en tant que journaliste il aurait dû protéger ses sources, ce qu’il n’a manifestement pas pu faire. Puis il s’est exprimé sur le fond du procès et a eu cette phrase remarquable – et sûrement bien mûrie – sur la question qui sous-tend toute l’affaire : « J’espère que le Luxembourg va récupérer plein d’argent, car c’est ça l’intérêt public. »
Or, c’est justement cet intérêt public qui est au centre des questionnements concernant la justice fiscale. Et il semble que la définition de cet intérêt – au Luxembourg comme ailleurs – a fortement évolué ces dernières décennies, au détriment du contribuable lambda le plus souvent. Si on observe le cadre légal dans lequel ont évolué les relations entre les multinationales et le fisc luxembourgeois, c’est le constat à faire. Car, dans une note de service du 21 août 1989, qui est bien le premier document, voire le plus ancien, à mentionner l’existence de la possibilité de se voir accorder un tax ruling, le ton est plutôt réticent : « Des renseignements à l’effet de lier l’administration (un ruling en somme, ndlr) ne sont pas fournis dans les cas où la préoccupation d’obtenir un avantage fiscal est le souci primordial », écrivait le directeur de l’ACD de l’époque sous le point 5 de la note, avant de préciser qu’il visait explicitement les « Steuersparmodelle ».
On ne peut donc pas parler d’une absence de conscience du risque de l’optimisation fiscale de la part de l’ACD. C’est donc plutôt la politique qui a évolué dans un sens plus propice pour les multinationales et pour les cabinets d’audit – qui ont commencé petit à petit à s’implanter au grand-duché dans les décennies suivantes. Arrêt suivant : l’année 1997. On vient de passer sous l’ère Jean-Claude Juncker et l’encore jeune et frais premier ministre conservateur donne au député socialiste de l’époque Jeannot Krecké la tâche de lui concocter un rapport sur la place financière. Dans le cadre de l’après-Luxleaks, ce rapport va faire fureur, puisqu’il y manque une page, consacrée aux tax rulings. Après beaucoup de pression exercée par les députés membres de la commission spéciale « taxe » du Parlement européen, la page sera finalement publiée. Et on remarquera aisément le changement de ton. Si Krecké constate toujours que le Luxembourg n’a aucune base légale pour les tax rulings et qu’il invite le gouvernement à y regarder « d’un peu plus près », les réticences formulées en 1989 ont disparu du radar. Ainsi, Krecké formule que le « dialogue » entre l’ACD et les multinationales « exige de l’administration qu’elle se départe d’une attitude traditionnellement fort négative vis-à-vis d’opérations dont les avantages fiscaux constituent une des principales justifications, et qu’elle se rende compte qu’une décision rapide constitue une donnée essentielle pour la réussite d’une opération ».
« Des renseignements à l’effet de lier l’administration ne sont pas fournis dans les cas où la préoccupation d’obtenir un avantage fiscal est le souci primordial. »
Était-ce le blanc-seing qui a poussé le Luxembourg à carrément ignorer les deux condamnations en 2002 par la Commission européenne de deux circulaires réglant les tax rulings ? Vu la culture du secret qui enveloppe cette sorte de deal, on ne le sait pas. On peut toutefois supposer qu’à l’intérieur de l’ACD, les fonctionnaires à scrupules devant les tax rulings n’avaient pas trop la cote. Car, le grand-duché à continué jusque début 2015 – avec le vote du fameux « Zukunftspak » – à laisser libre cours, sans aucune base légale, aux cabinets d’audit et à leurs clients pour fabriquer des tax rulings à une échelle industrielle.
Après Luxleaks, ce n’est donc pas uniquement la rhétorique – « nation branding » oblige – qui a changé, mais aussi la législation. Dernier exemple en date : la publication en douce entre Noël et le Nouvel An d’une circulaire réglant les prix de transfert dans les prêts intragroupes. Un instrument d’optimisation fiscale censé remplacer les tax rulings, sinon pallier leur disparation ou raréfaction éventuelle, selon les témoignages du lanceur d’alerte Raphaël Halet. Mais cela ne veut pas dire que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Pour cela, deux éléments récents. Premièrement, le scoop du journal anglais « The Guardian » à l’encontre du président de la Commission européenne et ancien premier ministre luxembourgeois Jean-Claude Juncker. Même si les faits étaient connus – le blocage du Luxembourg et d’autres pays à fiscalité « intéressante » au sein du groupe « Code of Conduct » de l’Union européenne avait été révélé par la commission spéciale « taxe » du Parlement européen -, ils remettent encore une fois le pays dans la posture d’un élève récalcitrant. C’est surtout son opposition à changer la règle de l’unanimité pour chaque prise de décision – car on pourrait aussi passer par une majorité simple – de ce groupe très select qui semble en contradiction avec la rhétorique post-Luxleaks. Car, d’un côté, le ministère des Finances invoque toujours le fameux « level playing field » nécessaire pour faire avancer la justice fiscale, et, de l’autre, il bloque justement à l’endroit où il pourrait être établi de façon efficace.
Et deuxièmement, le vote d’une résolution par la Chambre des députés critiquant les propositions de la Commission européenne pour une assiette commune pour l’impôt sur les sociétés (Accis) au niveau européen. Même si ces propositions ont aussi été critiquées par des ONG comme Eurodad, les réticences des députés luxembourgeois (à l’exception de ceux de Déi Lénk, qui ont voté contre cette résolution) ne vont pas dans la même direction et sont clairement protectionnistes, car l’Accis risquerait « d’impacter de façon disproportionnée » les pays plus petits de l’Union.
L’attitude du Luxembourg par rapport aux efforts internationaux en faveur de plus de justice fiscale est pour le moins paradoxale. C’est ainsi que les juges de la Cour d’appel n’auront pas uniquement à statuer sur le sort des trois accusés, mais pourraient aussi influencer l’avenir de la politique fiscale du pays.
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