Médecine : Katalin Karikó ou la revanche de l’ARN messager

Ses découvertes ont inspiré les vaccins anti-Covid de Pifzer/BioNTech et de Moderna. Pressentie pour le Nobel de médecine, cette biologiste hongroise longtemps marginalisée fait aujourd’hui l’unanimité.

La chercheuse et entrepreneuse Katalin Karikó serait sur la liste des nobélisables pour ses découvertes en matière d’ARN messager. (Photo : CC-BY-SA Krdobyns)

Dans le lycée protestant Móricz Zsigmond de Kisújszállás, petite ville du centre-est de la Hongrie, à deux heures de voiture de la capitale Budapest, des trombinoscopes de promos passées tapissent les murs. Celui de la classe de Katalin Karikó, fierté locale diplômée du baccalauréat en 1973, manque à l’appel. Le tableau original, où l’on aperçoit au premier rang le visage juvénile de la future pionnière des recherches sur l’ARN messager et des vaccins anticoronavirus, a été abîmé par une infiltration d’eau. Heureusement, la bibliothèque numérique de l’institution conserve ce bout d’histoire en parfait état.

Jószef Tóth, le directeur, nous présente son minimusée de reliques hébergé au sein de l’établissement. Il ouvre une armoire et extrait un vieux devoir de Katalin Karikó déjà révélateur de ses capacités inouïes. L’élève Karikó était alors pensionnaire de huitième, ultime étape de l’école fondamentale en Hongrie. Grâce à sa démonstration scientifique couchée sur le papier en 1969, elle remporta un concours régional du haut de ses quatorze ans et se hissa sur la troisième marche du podium au niveau national. L’original se trouve aux États-Unis, non loin de Philadelphie, là où Katalin Karikó s’est expatriée en 1985.

« Kati recherchait sans cesse l’excellence. S’il fallait résumer ses qualités, je la dirais brillante, brillante et brillante. Malgré ses capacités dont elle était consciente, Kati n’en a jamais joué, ne s’en est jamais vantée et a mené modestement sa scolarité », témoigne Albert Tóth, son ancien professeur de biologie désormais octogénaire, assis dans la salle où il enseignait. « Kati était tellement concentrée sur ses objectifs qu’elle les accomplissait seule sans qu’on doive la pousser. Elle parlait peu, mais son travail disait beaucoup. Vu son talent, il était évident qu’elle allait en tirer quelque chose », souligne-t-il.

Exil difficile

Mais avant de traverser l’Atlantique, Karikó se forma sur les bancs de l’université de Szeged, grande cité étudiante du sud de la Hongrie. Récompensée par une bourse, elle obtint en 1978 un poste au centre de recherche biologique flambant neuf dépendant de l’Académie des sciences de Budapest. C’est là qu’elle entama son combat quotidien contre les virus. En 1977, elle rencontra Béla Francia, dont elle devint l’épouse. En 1985, le couple quitta la Hongrie avec les 900 dollars de la vente de la Lada familiale planqués dans l’ours en peluche de leur fille unique, Zsuzsa, deux ans et demi.

Limogée du centre de recherches de Szeged, Katalin Karikó préféra s’exiler avec son doctorat sous le bras plutôt que de rester dans son pays natal, où elle aurait été une chercheuse « médiocre » et « pleurnicharde », confiait-elle sans détour en mars 2020 au site économique hongrois G7.hu. Le lendemain de l’arrivée de la famille, la biochimiste magyare embauchait à l’université Temple de Pennsylvanie. Entre 1988 et 1989, Karikó effectua une parenthèse à Washington, où elle affûta ses connaissances sur la biologie moléculaire, puis regagna Philadelphie avec l’intention de démontrer les propriétés curatrices de l’ARN.

Sauf qu’à Temple comme dans l’ensemble de la communauté scientifique, on ne jurait que par l’ADN comme ferment des thérapies géniques. Au cours des années 1990, ­Katalin Karikó essuya de multiples rejets de subventions pour financer ses recherches sur l’acide ribonucléique, le fameux ARN messager. L’université de Pennsylvanie stoppa les demandes et la rétrograda, pensant qu’elle allait plier bagages. Sans carte verte, Karikó avait besoin d’un job afin de prolonger son visa et envoyer sa fille à l’université. Elle accepta à contrecœur un poste de rang inférieur, ruinant définitivement ses espoirs de promotion.

Trombinoscope datant des années étudiantes de Katalin Karikó – la future chercheuse est la quatrième à gauche dans la première rangée. (Photo : privée)

Marginalisée par sa hiérarchie, Karikó persiste et fait une rencontre décisive près d’une photocopieuse. Drew Weissman, immunologiste, mène des travaux autour d’un antidote contre le sida. Il découvre l’ARN messager et entame une collaboration avec Katalin Karikó. En 2005, le tandem dépose le brevet qui inspirera le vaccin anti-Covid-19 de ­BioNTech, dont Karikó est vice-présidente depuis 2013. Son goût pour la biologie, « Kati » le tient de la boucherie de Kisújszállás où bossait son papa, János. Aujourd’hui, le magasin abrite un café où l’on peut acheter pâtisseries, expressos et friandises salées.

« Kati observait toujours son père quand il découpait le porc. Elle regardait où se situait le cœur, le poumon ou le pancréas. Pour elle, c’était un apprentissage. Elle était enthousiaste en voyant un animal et ses organes. C’est ça qui lui a donné envie de se diriger vers la biologie », raconte devant l’enseigne Lajos Ducza, fils d’un ex-collègue du père Karikó et maire de Kisújszállás de 1990 à 1998. « János Karikó n’avait pas peur de dire ce qu’il pensait. Un jour, au moment de la révolte antisoviétique de 1956, il a vertement critiqué les abus du régime. Après ça, il a été viré de la boucherie car perçu comme un ennemi. »

Enfance modeste

Piqué au vif, János se retroussa les manches. Il tuait le cochon au noir chez des personnes privées en parallèle de son job déclaré derrière le comptoir d’un bistrot. Son épouse Zsóka, comptable, se démena pour lui décrocher cet emploi alimentaire après quatre ans de placard. Les ­Karikó occupaient une bâtisse en pisé au confort assez rudimentaire. Ils ne roulaient pas sur l’or, mais ne manquaient de rien. Les parents réunirent leurs économies afin de construire un nouveau foyer au 17, Kossuth utca. En 1968, alors que le communisme se réformait, János rouvrit une boucherie à quelques encablures du magasin originel.

« Mes parents habitaient juste à côté de la première maison des ­Karikó. Kati, Zsuzsanna (la sœur de Katalin, ndlr) et moi jouions ensemble quand on était gamins. Dans notre rue, la route était en terre et l’eau courante n’est arrivée qu’en 1956. On se lavait à la pompe », se souvient Géza Ari en montrant des copies de photos d’époque. « Les filles avaient une belle bicyclette, sur laquelle tous les enfants du quartier, dont moi, ont appris à faire du vélo. Elles sont parties en 1965 dans une autre maison avec une salle de bains et tout le confort moderne », relate le voisin de jadis, qui vit à cinq minutes de marche du deuxième domicile des Karikó.

L’édifice de Kossuth utca n’a pas bougé. Katalin et Zsuzsanna revenaient régulièrement chez leurs parents pendant leurs études. Katalin la biologiste conduisait ses expériences à Szeged. Sa sœur, économiste de formation, pointait au ministère des Finances. Dans l’atelier aménagé par ses soins, János fabriquait des fromages et des saucisses fumées. ­Zsóka occupait sa retraite en jardinant. Sa petite-fille Zsuzsa, débarquée de Pennsylvanie, passait tous ses étés en Hongrie. La santé de la grand-mère déclina, la maison changea de propriétaire et Zsuzsanna emmena son « édesanya » finir son existence à Budapest.

Zsuzsanna ne cache pas sa fierté envers sa nièce, quintuple championne du monde d’aviron et double médaillée d’or olympique (Pékin 2008, Londres 2012), dont elle a suivi les exploits sportifs de très près. Même sentiment quand on lui parle de la sœur de celle-ci, « Kati », susceptible de sauver quantité de vies et auréolée d’importantes chances de Nobel de médecine grâce à ses découvertes naguère dénigrées. Chez les Karikó, on connaît l’adversité, et la valeur de l’opiniâtreté inculquée par le patriarche János. Katalin la persévérante ne s’est jamais laissée démonter, malgré les échecs et un cancer vaincu en 1995.

Photo : privée

« Kati mérite le Nobel »

Aux côtés de Norbert Pardi et de Gábor Szábó, ses acolytes chercheurs eux aussi de Kisújszállás, Katalin ­Karikó incarne « l’esprit hongrois » du vaccin anticoronavirus, selon le Premier ministre Viktor Orbán. La « bonne femme de Kisújszállás », comme il l’a appelée au cours de la même interview, s’est détachée de la polémique en refusant de réagir à la formule, taclée par plusieurs figures féminines d’opposition. Le 20 août 2020, le conseil municipal lui décernait la citoyenneté d’honneur, récupérée par sa sœur en l’absence de Katalin. Ce 19 janvier, la Ville de Szeged annonçait lui accorder la même distinction.

« Nous suivons son travail depuis un bon moment et sommes très fiers. Katalin est si attachée à sa ville qu’elle mentionne Kisújszállás plusieurs fois à chaque article ou sollicitation médiatique, tout comme ses collègues masculins originaires d’ici, et cela dynamise la réputation de notre commune », sourit le bourgmestre István Kecze, initiateur de la distinction discutée dès juin 2020 au sein de la municipalité. « Kati ­mérite amplement le prix Nobel de médecine. Non pas car nous le pensons au conseil municipal, mais parce que ses pairs renommés dans le domaine la recommandent également », développe-t-il.

Plus d’un siècle avant l’explosion du coronavirus, un obstétricien hongrois visionnaire nommé Semmelweis apprit au monde le lavage des mains, en établissant l’utilité des mesures d’antisepsie. Ces précautions révolutionnaires jugulèrent la fièvre puerpérale, qui tuait des milliers de jeunes mères en couches. Le corps médical nia longtemps l’évidence, et Semmelweis mourut de folie. En 2021, plus personne ne conteste la désinfection des mains afin d’éviter la propagation des maladies. Et la trouvaille de Karikó, tout comme celle d’Ignác Semmelweis, risque de changer nos vies, alors que peu y croyaient jusqu’ici.


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